dimanche 22 janvier 2017

« Il doit y avoir quelque chose d'immense qui nous échappe. »*

Dans le long tunnel, je m’obstine à marcher.  D’où me vient ce désir de tenir contre l’absurde qui m’assaille ?  J’ai peur de ces foules contraires, de leur versatilité, de notre inconséquence personnelle et collective. Un jour blanc, l’autre noir. Un morceau de terre, une communauté, une classe, une géographie contre l’autre.  Je me demande ce qui peut naître de ces convulsions, je me méfie de ce monde binaire et hobbesien où il me devient difficile d’admirer l’humain –  les discours positifs, le volontarisme optimiste, la bien-pensance humaniste, les bons sentiments me semblent creux et velléitaires dans cette période heurtée.  Je suis guettée par la colère, le mépris, le ressentiment, une forme de misanthropie politique surgie d’un désespoir philosophique de plus en plus profond.  Au fond, je comprends bien ce qui se passe : nous sommes dans un moment extraordinairement négatif – une négativité qui ronge, corrode, dissout : absence de ciel, inanité des valeurs,  disparition des idéaux, écroulement du sens, pulvérisation de la vérité, émiettement du pouvoir.  Toutes formes de croyances apparaissent bouffonnes ou bien s’incarnent en identités sectaires et dangereuses.

Alors, c’est chacun pour soi – on se replie sur nos plus sûrs instincts – survivre et se perpétuer.  Selon les conditions de chacun, ce sera la lutte quotidienne pour son pain, l’accumulation frénétique ou l’hédonisme consumériste. En politique, cela donne le populisme : protectionnisme, nationalisme exclusif et xénophobe, rejet des élites et de la représentation. Comment prétendre penser, comment oser proposer quelque parole que ce soit qui ne tombe pas aussitôt sous le soupçon de la propagande, de la manipulation ou de la naïveté ? Et pourtant, je tiens, il y a en moi cette invraisemblable détermination à vouloir affirmer, en paroles et en actes, qu’il y a une bonté possible, qu’on peut se faire mutuellement un peu de bien, et, pour reprendre la phrase d’André Breton, qu’il « doit y avoir quelque chose d’immense qui nous échappe. » 

Comme tout le monde, je rêve de leaders politiques qui puissent parler avec justesse et agir avec justice, se montrer crédibles dans leurs paroles et efficaces dans leurs actions, capables d’un équilibre convaincant entre les intérêts et les valeurs.  Mais est-ce seulement possible ? Les conditions du savoir et du pouvoir n’ont elles pas tellement évolué que ce n’est plus qu’une utopie d’un autre temps? Alors, dites-moi, comment je fais, dans ce vaste cirque, pour donner à mon fils de quoi trouver une motivation profonde qui aille au-delà de la satisfaction instinctive de ses besoins et pulsions, et lui permette de puiser la force de poursuivre un vrai désir et l’envie de construire un projet ou même une oeuvre?  La chance est peut-être là, dans la pléthore de dirigeants qui sont autant d’anti-modèles,  suffisamment repoussoirs pour provoquer un sursaut, comme on l’a vu hier sous nos fenêtres, ces centaines de milliers de femmes et d’hommes avec elles venus affirmer leur attachement aux droits et avertir leur nouveau président qu’il ne saurait y toucher. J’aimerais qu’il y ait de quoi parler à l’élan rebelle de l’adolescence, instiller suffisamment de désir  d’un autre possible pour qu’ils s’embarquent vaillamment dans une aventure qui soit autre chose que la soumission passive aux artifices des écrans…

* Extraite d’une lettre du 7 février 1925 à Simone Kahn:
“Qu’est-ce que peut bien me faire la question bolcheviste ou la question juive les jours en somme si nombreux où je me sens à peine le temps de vivre, où je suis à peine capable de vivre ? J’aimerais mieux apprendre à vivre que de collaborer à toutes ces feuilles dans lesquelles mon nom me fait à certains moments l’effet d’une mauvaise plaisanterie, car je ne suis guère qualifié pour parler de rien, ni moi ni les autres, d’ailleurs. Arriverai-je seulement à faire un jour autorité en moi ? Cette « Révolution » même, je la perds aujourd’hui de vue. Qui sait si la Liberté est bien la fin dernière ? Je ne vois ce soir qu’un grand remous, que l’idée même de la liberté n’éclaire pas. Il doit y avoir quelque chose d’immense qui nous échappe.”


mardi 3 janvier 2017

Aube grise


Les déchirures de l’âme font-elles de beaux poèmes? La brume est froide dans la nuit new yorkaise. Il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville a écrit un jour Verlaine. L’année peine à naître dans la lumière grise.  L'atmosphère est noire et le pavé luisant. L’avenir informe me prend dans sa pince.  Je voudrais sourire. Les amis se rassemblent,  parlent légèrement de choses graves, anesthésient leurs blessures d’avoir été tant déçus. La souffrance mord un peu plus, à l’intérieur, en pleine poitrine. Les visages connus se sourient, en sablant le champagne, sirotant quelques bulles pour se réchauffer un instant.  Tout n’est pas un simple divertissement absurde, les regards échangent une lueur de reconnaissance, bienveillante, compatissante, entre adultes qui ont déjà un peu vécu.  Vous avez toute ma gratitude, vous savez ? L’histoire agite des idées noires,  des souvenirs d’époques réactionnaires et populistes, se replie sur une mémoire fermée et craintive. Je suis prise comme les autres dans ce courant tandis qu’en moi souffle la bise.  La souffrance colle sous la peau, l’écrire détache un peu.  J’aimerais rire. Mon cœur suffoque. Restent les rêves d’un paradis à peine entrevu – l’union et la communion vraies sont-elles même possibles ?-, les bribes d’une foi en l’humain que je cherche à soigner, obstinément, pour trouver une brèche dans cette voute trop sombre. Destinées personnelles et infortunes collectives se croisent. Il faut tenir face au vent. Il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville. J’attendrai l’aube.