dimanche 17 janvier 2021

Légèreté et gravité

Un article, comme il y a en tant d'autres, que je lis ce matin dans la section internationale du Monde, provoque en moi soudain une pause inhabituelle. Au lieu de glisser sur les informations que j'emmagasine superficiellement, comme je le fais tous les jours, pour des raisons professionnelles, afin d'être "au courant" et repérer dans le flux incessant de l'actualité ce qui peut susciter l'attention et alimentera la conduite de la politique étrangère, je m'arrête. Je lève le regard, je pose ma tasse de thé noir, et je me rends compte que quelque chose dans mon ressort intérieur a changé:  tout prend une importance plus grande à mes yeux - j'ai besoin de m'y arrêter, de prendre le temps de considérer ou de faire à fond, d'aller plus lentement, je prends conscience du besoin d'évaluer les causes et les conséquences, de comprendre ce qui est dit, fait, bref ce qui advient, dans  le maillage complet des origines, des impacts et des interactions qui constituent le filet du réel. Rien n'est isolé. J'en réalise le poids, en d'autres termes je saisis leur gravité, et la responsabilité qui va avec, des autres comme la mienne (et je comprends que j'ai une responsabilité dans mon interaction avec la responsabilité des autres: ceux-ci aussi ont à en répondre, et j'ai une responsabilité dans cette interpellation, qui devrait être réciproque et mutuelle). Il faut faire une attention extrême aux conséquences pour les autres et pour soi de ce qui est dit, de ce qui est fait, de ce qui se passe. Rien n'est indifférent. La désinvolture, l'ignorance et l'inattention se paient cher. Et ceci s'applique symétriquement et réciproquement à chacun et à tous (les autres - à la seule et essentielle exception des enfants -  sont autant responsables vis-à-vis de moi et du monde que moi vis-à-vis d'eux et du monde ; c'est pourquoi la transition de l'adolescence, la naissance de l'adulte qui est le moment de transformation en être responsable est si délicate et parfois si difficile, parce que le rapport change fondamentalement, notamment entre le parent et son enfant). Dans le même temps, tout pris ensemble m'apparaît plus léger, dans la conscience de ce que nous sommes finalement des passants, qui traversons le temps et l'espace dans une vie qui reste un grand mystère et que s'il faut considérer la gravité des choses et des actes, il ne faut pas s'appesantir, car tout évolue et se transforme. La conscience de nos interdépendances et solidarités fondamentales dissout les frontières de l'égo et défait la matière. La lumière est sans poids, et cette légèreté paradoxale du monde m'appelle à la douceur. Voilà ce matin pour la gravité légère: un mélange intime de tristesse et de joie. 

https://youtu.be/oCiwzkqz59g

dimanche 3 janvier 2021

Bye bye 2020, hello 2021!

On était pressé de quitter 2020, une année qu'on aurait voulu sauter comme une case au jeu de l'oie pour sortir de la prison de l'angoisse et du confinement, et aller plus vite vers le bonheur espéré et la réalisation des projets prévus. 

J'ai trouvé l'année terrible et terrifiante à bien des égards, mais peut-être est-elle en partie salutaire par la même occasion.  Enfin, c'est ce que je veux me dire, en écrivant ce matin avec le rayon de lumière oblique et dorée qui caresse les toits de Paris. Parce que tout ce que nous avons enduré pendant ces douze mois est l'occasion d'une prise de conscience par le vécu sans précédent, sur des constats divers, bons ou mauvais : 

- l'humanité est une, manifestement interdépendante, que ce soit dans sa vulnérabilité d'espèce face au dérèglement climatique ou dans l'exposition à une pandémie et partageant des besoins et des expériences universels ;  ce n'est donc pas chacun pour soi, il faut coopérer - la solidarité n'est pas une injonction de morale abstraite mais une nécessité pratique - difficile de nier cette évidence désormais, et la bonne nouvelle, c'est que les statistiques semblent montrer que nous sommes plus généreux dans nos dons aux associations de solidarité, les particuliers comme les entreprises.  Et si les besoins et fragilités sont universels, les droits le sont aussi.

- ralentir et stopper le réchauffement climatique, limiter la pollution, protéger l'environnement,  c'est possible : les dégâts ne sont pas irréversibles, on peut réparer, guérir ; les trous dans la couche d'ozone peuvent se reboucher! La bonne nouvelle, c'est que les statistiques semblent montrer que les émissions mondiales de CO2 responsables du dérèglement climatique auraient diminué de 8 % en 2020.  Avec des changements systémiques dans nos manières de produire et de consommer, on peut donc arriver à tenir les promesses de l'Accord de Paris.

- l'Union européenne est un projet endurant et fondamentalement positif, qu'il faut continuer d'améliorer, en renforçant sa nature démocratique et sociale. Le Royaume Uni est parti et on a pu avoir un plan de relance collectif inimaginable avant, pour la première fois nous avons collectivisé notre dette fiscale, et nous nous coordonnons sur le plan sanitaire. L'Europe est une vraie puissance qui peut négocier à forces égales avec la Chine et les Etats-Unis et qui doit donc apprendre à la faire systématiquement et méthodiquement, pour remporter la bataille des normes - on vient de le faire avec Pékin dans une négociation sur les investissements qui n'était pas asymétrique.  L'Allemagne et la France sont complémentaires et leur partenariat raisonné et construit est une source d'équilibre bénéfique. Angela Merkel n'est pas charismatique, ce n'est pas une oratrice née comme Obama ou Macron, mais elle a fait preuve de la prudence et du courage nécessaires pour décider et agir.  

- la démocratie est un projet d'avenir, qu'il faut redéfinir dans le monde globalisé :  la résurgence du nationalisme et du populisme y compris là où la démocratie semblait le plus ancrée, le recours à l'état d'urgence, pour raisons sécuritaires ou sanitaires, la compartimentation et la radicalisation des affects et des idées par les réseaux en ligne,  la volonté de puissance impériale des dirigeants autoritaires,  nous ont montré que la démocratie est fragile, qu'il faut être vigilants.  J'ai découvert récemment le trilemme de Rodrik qui montre l'impossible triangulation entre démocratie-globalisation économique et financière et souveraineté nationale.  Le triangle d'incompatibilité s'énonce ainsi « La démocratie, la souveraineté nationale et une intégration économique poussée sont mutuellement incompatibles : il est possible de combiner deux des trois possibilités, mais il n’est jamais possible d’avoir les trois simultanément et entièrement. »   On voit donc bien que pour préserver la démocratie, il faut déplacer, au moins en partie, l'exercice de la souveraineté à un niveau supranational, et ralentir la globalisation économique et financière. Construire et consolider la souveraineté européenne est indispensable de ce point de vue aussi.  La bonne nouvelle est que la croyance néolibérale dans la capacité des forces du marché de fonctionner automatiquement pour le bien commun a vécu. Tout le monde peut voir que les très grandes entreprises (GAFAM...) se constituent en cartels ou monopoles et créent des situations dans lesquelles le plus grand nombre se trouve pénalisé; par ailleurs, les conneries déversées sur les réseaux sociaux que nous tenons pour vraies détruisent crédibilité et confiance et réduisent l'espace commun au lieu de l'élargir et le consolider; Internet cloisonne et radicalise encore plus efficacement qu'il met en lien et rassemble ; 

- la vie culturelle est essentielle pour les individus comme pour le corps social et politique : nous en avons la démonstration par l'absurde, en étant privés de spectacle vivant depuis des mois - pas de théâtre, pas de concert, pas de danse, pas même de musées.  Heureusement qu'il y a les livres, les films et la musique enregistrée, que nous avons accès à ces nourritures de l'esprit, mais le spectacle vivant est une expérience plus globale, sensorielle, où l'on se ré-énergise du lien avec le groupe, dans quelque chose de cathartique et de reliant qui ne peut pas se passer en ligne. L'élan transcendant de l'art se touche et se vit plus immédiatement dans la représentation vivante. Elle permet de vivre une synergie de l'affectif et de l'intellectuel, une rencontre des émotions et des idées qui font accéder à un autre niveau d'expérience et de conscience. 

- la justice, au sens d'équité et de justice sociale, est une exigence qui n'est pas mise suffisamment en avant. On parle de sécurité, de santé, de liberté, de solidarité mais finalement assez peu de justice - or c'est un besoin essentiel, au plan interne, pour chaque société, comme entre les nations. Il me semble que la justice est un stabilisateur plus durable que le rapport de forces que l'on privilégie aujourd'hui dans le retour à un système international westphalien de rivalités et d'équilibre de puissances. Justice comme affirmation de l'égalité fondamentale entre les individus, où qu'ils soient quels qu'ils soient. Et pour faire le lien avec ce qui précède, je cède à la facilité de recopier une phrase de la 4ème de couverture du roman que Blandine vient de m'offrir joliment intitulé "où bat le coeur du monde" décrit comme "un récit qui rappelle avec élégance combien le jazz incarne une des plus belles révoltes de l'émotion contre l'injustice du monde".

- enfin, pour clore provisoirement la liste de ces thèmes que l'on peut voir de manière volontariste (et optimiste) ou inquiète (devant les régressions à l'oeuvre), j'ajouterai le pluralisme comme principe structurant vital pour toutes les sociétés comme pour les individus. La société française a malheureusement encore beaucoup de mal à pleinement et sereinement reconnaitre les identités et appartenances plurielles, et à transcender son passé colonial. La fixation collective se fait sur la question de l'Islam - avec des raidissements et intransigeances de part et d'autre, parfois extrêmes et conduisant à une violence meurtrière. Cette tension persistante, et qui semble en ce moment s'aggraver, me soucie beaucoup.  Il faudrait davantage de connaissance et reconnaissance - cela demande du temps et beaucoup de travail. Cela demande  d'aller jusqu'au bout de l'humanisme universaliste dont les pays européens se réclament et de trouver les moyens de vivre concrètement, de faire fonctionner au quotidien la solidarité intellectuelle et morale d'individus profondément différents. 


PS:

Intéressant de lire ce discours d'Angela Merkel sur l'Europe qui date de 2007, lorsque l'Allemagne présidait pour 6 mois l'Union, comme elle vient de le faire pendant le deuxième semestre 2020 : https://www.cvce.eu/content/publication/2013/9/30/49b9e77a-188f-423e-bfc8-7b48d279a492/publishable_fr.pdf