lundi 12 juillet 2021

Le jour où je suis devenue vieille

Le jour où je suis devenue vieille

j'ai pris conscience que je remontais le vent

comme un bison habité d'une rage ancienne (c'est Wajdi Mouawad qui le dit dans sa pièce intitulée "Soeurs")
à la recherche des sources du mal enfermant les générations successives dans une souffrance indiscernable et non dite

Le jour où je suis devenue vieille

j'ai voulu dire enfin la colère qui m'était inaccessible, la colère supprimée, refoulée et interdite,
celle de ces femmes cassées, l'une après l'autre, abîmées brutalement ou à petit feu, fortuitement ou par construction perverse, par inconscience et par usure, à force de ne pas savoir et de ne pas dire,

Celle, annulée, et n'ayant même jamais affleuré à sa conscience, de l'arrière grand-mère qui, après neuf grossesses, au moment où son ventre devenait par ménopause stérile, se priva de nourriture pour mourir d'anorexie, bien qu'elle vécût dans l'un des beaux quartiers de Paris, ne manquant apparemment de rien, aimée d'un homme accompli et d'enfants pleins d'avenir

Celle de ma grand-mère, artiste ou scientifique empêchée, soeur de trois polytechniciens qui n'eut le droit que de faire une licence de droit avant d'épouser un ingénieur et d'élever huit enfants

Celle de ma mère d'une intelligence peu commune mais contrainte par l'ordre patriarcal et bourgeois et la bien-pensance chrétienne, victime d'un homme de religion manipulateur sans scrupules

Celle de l'aïeule paysanne sans terre illettrée d'une pauvreté radicale qui traversa la Grande guerre et nourrit à la force de ses poings cinq enfants orphelins de leur père

Celle de mon autre grand-mère, institutrice, qui prit sur elle, pour ne pas déranger, de cacher un mal mortel dont elle ne put être guérie

Celle de ma marraine à la vie paralysée par un accident absurde, funeste mais pas fatal, qui l'a laissée vivante et rayonnante d'une force quasi mystique, mais amoindrie et blessée

Celle de ma tante, artiste dans l'âme, dont l'amour et la confiance furent usurpés et trahis par un prêtre, marginalisée, tourmentée, incomprise, la vie broyée par les maladies, 

Ces femmes voulant exister  par leur condition de mères, dont la maternité est le seul salut, la justification existentielle, mues par la volonté de n'être que pour et par les autres, de porter leurs enfants et la famille, de soutenir leurs hommes, et qui n'ont vécu que pour servir, parfois ravagées dans leur psychologie, interdites d'accès à soi par la violence cachée de l'ordre politique, religieux et social et par l'habitus mental dominant, reproduisant les outils de leur propre souffrance et les transmettant à leurs filles et leurs fils après elles,

Aujourd'hui je vois en elles tant d'intelligence et de sensibilité gâchées, dilapidées, usées dans un effort obstiné et sublime pour être à la hauteur des attentes placées en elles, d'incarner le dévouement sincère, un altruisme qui soit une forme de vie sainte, mais tant d'énergie en réalité mise au service de la reproduction prioritaire du groupe et du confort quotidien des hommes et de leur réussite professionnelle et sociale, je vois l'aliénation
cruelle d'un schéma dans lequel les femmes ont fait de la maternité  une vocation et les hommes une domination

Le résumé parait simpliste, mais la synthèse dans sa condensation caricaturale pointe des faits têtus, matériels,

Les femmes, dans cette lignée, ont été souvent démolies ou sacrifiées - accidents, maladies physiques et mentales qui ne sont pas des hasards et se mêlent pour manifester l'impasse et l'impossibilité de vivre,
idéologie du sacrifice indispensable pour pouvoir psychologiquement endurer l'insupportable, et sous laquelle s'accumulent des générations d'injustices, parce que ces femmes aussi, par leur mal, ont fait mal 

Cette chaîne toxique se rompt à présent, une révolution lente est à l'oeuvre qui nous émancipe, femmes et hommes, du joug de ces rapports iniques, en construit des nouveaux, différents, équilibrés, si nous le voulons, si nous y travaillons, les yeux et le coeur ouverts, même si la vérité écorne les images et croyances sécurisantes, même si nous avons peur de nous perdre, 
notre liberté créatrice et notre capacité d'aimer en dépendent,

Oui, il faut que cela cesse enfin

et la douce brise souffle dans ce matin gris, et les chats ronronnent, et les adolescents à la fois somnolent et se posent plein de questions, et je vais me rendre au bureau et je ne me sens ni jeune ni vieille, juste heureuse des messages qui me viennent et de la perspective d'un jour nouveau qui se fera, chemin faisant