Le noeud s'est défait. Le souvenir des fleurs au bord du chemin est doux. C'est l'heure du thé à l'aube, entre l'aubépine et la ronce, le chèvrefeuille et l'hortensia, les roses aux tiges de piquants. L'inextricable mystère du mal et de la beauté nargue l'aurore. Il m'a fallu tant de temps pour comprendre la nécessité des épines. N'entre pas qui veut au château. On ne doit pas l'hospitalité aux brigands. La morale pratique des contes de fées, des mythes et légendes m'a complètement échappé - je me voyais en chevalier moderne et téméraire ou en servante guérisseuse. On a oublié de me dire qu'il fallait que je me protège, et que j'étais à la fois vulnérable et suffisamment précieuse pour être préservée. J'ai vécu sous l'injonction contraire : tu as de la chance, tu as beaucoup de force, santé, intelligence, bien être matériel, tu as trop par rapport aux autres, la justice commande que tu compenses, ton devoir est de donner, de servir tous ces autres - au risque de se mettre au service de leurs désirs et de leurs attentes, en croyant qu'ils étaient par principe plus légitimes que les miens. Interprétation trop simpliste, et nuisible, de ce qui me fut présenté d'emblée comme le principe, l'idéal vers lequel il faut tendre - "il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour les autres''. Or la parole est "...que de donner sa vie pour ses amis"... et tous les autres ne sont pas d'emblée des amis. Cela peut paraitre évident, mais pas quand on est myope et presbyte comme moi. Alors bien sûr, passé cette première leçon élémentaire qu'il m'a fallu un demi-siècle pour comprendre, il ne s'agit pas de se replier de façon égocentrique et les exigences de l'amour demeurent.
Le temps intérieur toujours me ramène à ce constat psychique, intellectuel et affectif - je me vis dans un écart, et dans l'impossibilité d'une adhésion. Comme si ma vocation était de me tenir dans l'inconfort de ce décalage, dans cette incongruité fondamentale. Ma profession ne me correspond pas, elle contrarie ma personnalité et mes aspirations ; ma maternité est tronquée de la relation au père et mes enfants ont grandi avec un manque dont je me sens à jamais responsable ; je suis aliénée à un métier qui est ma sécurité matérielle et n'ai pas l'énergie ni le temps de travailler à une oeuvre intellectuelle ou artistique ni même de suivre un enseignement spirituel pouvant me permettre de secouer la poussière du chemin, de transcender et transformer le réel, d'accéder à une forme d'émancipation ou de libération individuelle et collective. Prisonnière et décalée par rapport à ce que je désire. Mon vieux fond spirituel chrétien comme les enseignements tirés du yoga, du zen ou du soufisme me disent que c'est bien ainsi - que c'est le chemin du dépouillement radical, le décollement des désirs, la nécessité de dire oui à ce qui est là. Accepter que la diplomatie et la maternité exigent tout, que le reste en moi soit sublimé. C'est très difficile. Car c'est accepter la perte, la mise en échec structurel, l'inadéquation, le malaise permanent, l'incompréhension. Accepter que mon devoir est de chercher à faire ce qui me dépasse complètement, accepter que les résultats ne soient jamais à la hauteur des enjeux, que la fin peut être tragique. L'époque demande de montrer et déployer la confiance en soi, l'énergie positive, la volonté habile, une dextérité et une plasticité mentales et sociales, finalement une richesse, un capital, que je n'ai pas, et que je ne veux pas avoir parce qu'elles sont contraires au chemin que ma conviction intime m'enjoint d'emprunter. Le décalage permet l'humour, et puis d'ailleurs c'est sans doute cela mon chemin - aller vers une fin peut être tragique dans une ambiance de comédie, dans la douceur et la légèreté d'un chant, d'une musique écoutée, d'un regard échangé, d'un repas partagé, d'une beauté contemplée - quelle qu'elle soit.