"Life is too valuable to be angry" : l'avertissement collé sur la porte de l'armoire est net. On trouve aussi, sur la première étagère, une vie du Bouddha rappelant en incipit que "Hatreds never cease by hatreds in this world. By love alone they cease. This is ancient Law", et pour faire bonne mesure, le nouveau testament en trois langues qui s'ouvre à la page du sermon sur la montagne - "Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice, car le royaume des cieux est à eux". Le message doit être compris: un être humain moderne, un bon consommateur discipliné ne doit pas se laisser dominer par des émotions négatives, même lorsqu'il se retrouve malencontreusement entre deux avions dans un hôtel sans âme, servant une nourriture sans saveur. C'est l'occasion de faire retour sur soi, du moins c'est ce que semble conseiller implicitement l'esprit des lieux. La machinerie bien huilée des transports aériens a parfois des hoquets, et le voyage, d'ordinaire si fluide qu'il en perd sa consistance et disparaît en tant qu'activité propre, reprend alors sa nature d'expérience modifiée de l'espace-temps. L'enfant hurle. Un autre lui répond. L'avion s'emplit de pleurs qui enflent. Nous sommes coincés au sol. Il manque les bagages. L'avion les attend - première annonce du capitaine, qui enjoint les passagers à la patience. Les cris reprennent, les bambins sont inconsolables. L'inconfort s'installe. Nous savons que vous vous inquiétez pour vos correspondances, mais nous ne pouvons vous donner aucune indication, car nous sommes déconnectés de l'ordinateur central, de l'unité-mère - le commandant de bord avertit. L'information viendra plus tard. Relégués, isolés sur ce petit bout de piste dont nous ne pouvons partir, nous sortons du temps réglé par des horaires. Soyez patients. Il y a pourtant déjà eu les lignes pour l'enregistrement, le contrôle des passeports, celui des personnes, des bagages de cabine. Les enfants sont toujours aussi mal. Le commandant indique cette fois que les ceintures pour bébés sont défectueuses et que l'avion ne peut décoller sans le nouveau matériel. Le départ n'en finit pas. L'adrénaline met le corps et l'esprit dans une forme d'état second, comme anesthésié. Mais il faut attendre. Les enfants disent non. Les adultes sont plus dociles. La petite boîte de métal volant retient tout le monde en otage. La parenthèse du trajet se densifie. Nous voilà plongés dans l'entre-deux. Je m'y englue, un long moment. La colle de l'impatience finit par se diluer. Les images se succèdent, les souvenirs remontent, la mémoire s'ordonne. Le retard a permis de rallier le passé - ne pas s'en extraire trop vite, le convoquer, le sédimenter, en faire une partie du présent.
Blog de réflexions personnelles et de notes de lecture. L' intranquille est aussi un journal de bord intérieur, entre pérégrinations et rêves, et une manière de partager des nourritures intellectuelles, artistiques et affectives, une manière de voir le quotidien autrement et chemin faisant, laisser la trace des jours qui passent.
samedi 3 septembre 2016
vendredi 19 août 2016
Al nero di sepia
Par où commencer
cette étrange entreprise de parler d’un de mes aliments favoris? Une bizarrerie
personnelle – venue je ne sais comment – de découvrir que l’encre de seiche,
puisque c’est d’elle qu’il s’agit, réjouit mes papilles, qu’elle colore les pâtes,
le riz ou le couscous. Un plat noir, c’’est surprenant et suscite a
priori la suspicion : est-ce bien naturel ? On nous vante tellement
les vertus d’une palette fraîche dans nos assiettes qu’une pitance noir de jais
ou grise suggère qu’elle est artificielle ou, en tous cas, pauvre en
vitamines. Alors pourquoi diable,
m’enthousiasmer pour le couscous à l’encre de seiche de Dar Slah, dans la
médina de Tunis, les seiches à l'encre de Chez Slah, une table de la même
ville, tenue par le frère du propriétaire du premier, le risotto du même nom
dévoré sur une vieille place à Split, ou les tagliatelles couleur de nuit d’un
autre restaurant de la banlieue nord de Tunis ? Le goût n’est pas très fort, sans être fade. La
texture particulière tient en bouche, et
teinte lèvres et dents d’une manière aussi drôle que peu seyante, sauf pour la
personne préférée de votre vie qui, de toutes les manières, rayonnera toujours
d’un feu transfigurateur et sublime.
J’ai appris que cette arme qu’utilisent les céphalopodes pour protéger
leur fuite, en cas de danger imminent, regorgerait, selon certains, de vertus
anti-inflammatoire et anti-cancérigènes. Tant mieux, puisque paraît-il les
calamars, poulpes, seiches et autres supions prolifèrent à la faveur du
réchauffement et de l’acidification des mers.
Leur encre n’est d’ailleurs pas l’apanage de la cuisine méditerranéenne,
espagnole ou italienne, les japonais aussi y recourent, eux qui sont connus
pour les vertus sanitaires de leur tradition culinaire. Certes, tout ceci est plaisant et rassurant,
mais je soupçonne que mon penchant pour ce liquide marin ne tient pas seulement
à l’alimentation et au plaisir de l’avoir en bouche. C’est évident après
tout : voilà un jus bénéfique pour le corps qui nourrit l’esprit et régale les yeux. Trois-en -un : cuisine, écriture et
images. Comme quoi, même en gastronomie,
la puissance évocatrice est un attrait essentiel, et tout ce qui délie les
langues et l’imagination fournit le carburant essentiel du lien social et la
convivialité. Finalement, rien ne vaut un
plat qui fait parler et couler de l’encre…
jeudi 21 avril 2016
Tozeur
Dans la torpeur
de la palmeraie, la branche ploie sous la lumière tremblée du printemps. Les
fruits sont encore loin. L’image est floue.
Au commencement,
ce fut une histoire d’arbres. Un oranger
d’Algérie, qui était mon refuge, pendant que ma soeur, elle, prenait ses aises
sur le figuier – bien plus majestueux, entre les branches duquel une
balançoire valsait.
Et puis il y eut
le palmier – un roi planté dans une oasis du désert – El Oued peut-être?-, chez
des amis de mes parents. Lui s’appelait Abdelwahab – le nom était mystérieux et
les adultes s’amusaient à me le faire prononcer. Ce fut ma première expérience
du ‘ayn – facile, si facile pour mes cinq ans – je crois que c’est là que mon attrait pour l’arabe s'est joué– un continent sonore et verbal s’ouvrait. Tout était lumière – la cour, avec ses bâtiments
plats, les quelques palmiers, et les hommes, qui se dressaient comme des tiges.
Un photographe aurait capté avec son appareil la géométrie de l’espace, et sa variance au
gré des heures, quand les volumes enflent sous les ombres. Peut–être ai-je
ainsi vécu mon premier souvenir esthétique – ma rencontre avec ‘le beau’. Ou
bien était-ce à Ghardaïa la blanche, quand, pour mon plus grand ravissement
d’enfant, nous avions dormi, adultes et mômes, dans la même pièce, sur des
matelas si serrés qu’ils n’en formaient plus qu’un?
Tozeur est un
bruissement de vent, et balaie mes pensées comme la caresse d’une mémoire
enfouie qui soudain affleure. Entre les
vasques d’eau verte, la danse gracile des roses trémières et le balancement
mauve du jacaranda apaisent le jacassement de mon esprit troublé. Le chagrin et les douleurs s’éloignent, et
j’aimerais qu’à jamais ils me quittent, que seule la joie et la paix demeurent.
Je cherche cette fontaine d’où puiser et distribuer la douceur sans mélange,
l’ardeur sans brûlure, l’amour sans possession, la tendresse infinie des âmes
vagabondes…
dimanche 10 avril 2016
Racine
J’ai passé deux
mois sans lire. Et puis, enfin, j’en ai sorti un de la pile des ouvrages
accumulés depuis l’été – un des quatre finalistes du Goncourt, celui qui, au départ,
ne m’attirait pas : un titre trop austère, d’un auteur dont j’ignorais tout et
qui, contrairement aux trois autres, ne parlait pas de monde arabe, bref celui
qui m’était de tous le plus étranger.
Il y a une
semaine à peine, j’ai donc finalement ouvert “Titus n’aimait pas Bérénice” – et
je me suis laissée emporter. -“ que le jour recommence et que le jour finisse, sans que jamais Titus puisse voir Bérénice”. La magie littéraire opérait à nouveau sur moi –
elle me rencontrait, faisait écho à mon propre tumulte, à mon enquête
intérieure, à mes interrogations sans fin sur l’amour, et à ma passion des mots. Jean Racine, personnage central, est un héros improbable – un poète courtisan et janséniste, vaniteux et
spirituel, saturé d’aspirations bourgeoises et brûlant de passion – une oxymore
à lui tout seul. Le livre de Nathalie
Azoulai le montre dans toute la crudité et la cruauté de ses
contradictions, qui apparaissent pour ce
qu’elles sont – la pince vitale, l’étincelle originelle, sans laquelle il n’est
aucun feu, aucune vie, aucune écriture vraie.
Il ne se libère pas du conflit, mais il le sublime.
Plus qu’aucun autre, il met le mystère amoureux au centre – lui donne la première place. Il fouille les entrailles du chagrin, de la séparation - “ mon âme loin de vous languira solitaire”. Sans mièvrerie, il entre dans le sentiment, son épreuve la plus profonde. Le langage, pesé, épuré, devient une lente coulée vers l'indicible. La vérité du soi s'apprend dans son dépassement- "Je suis venu vers vous sans savoir mon dessein. Mon amour m'entraînait, et je venais peut-être Pour me chercher moi-même, et pour me reconnaître". Tout se joue dans l'altération. La rencontre est à ce prix. L'ordre et le monde social aussi, en mouvement contraire. Racine, sous la plume de Nathalie Azoulai, met à nu l'intransigeance amoureuse et religieuse, dans un contraste vertigineux avec la mondanité de la cour, qu'il idolâtre pourtant. Ecartelé, il butte, il ne résout rien. Il tranche. Il magnifie la douleur, la transfigure, ramène à la question essentielle. Aimer, être aimé – qu’est–ce à dire ?
Plus qu’aucun autre, il met le mystère amoureux au centre – lui donne la première place. Il fouille les entrailles du chagrin, de la séparation - “ mon âme loin de vous languira solitaire”. Sans mièvrerie, il entre dans le sentiment, son épreuve la plus profonde. Le langage, pesé, épuré, devient une lente coulée vers l'indicible. La vérité du soi s'apprend dans son dépassement- "Je suis venu vers vous sans savoir mon dessein. Mon amour m'entraînait, et je venais peut-être Pour me chercher moi-même, et pour me reconnaître". Tout se joue dans l'altération. La rencontre est à ce prix. L'ordre et le monde social aussi, en mouvement contraire. Racine, sous la plume de Nathalie Azoulai, met à nu l'intransigeance amoureuse et religieuse, dans un contraste vertigineux avec la mondanité de la cour, qu'il idolâtre pourtant. Ecartelé, il butte, il ne résout rien. Il tranche. Il magnifie la douleur, la transfigure, ramène à la question essentielle. Aimer, être aimé – qu’est–ce à dire ?
Extraits:
“ Les anciens le
savaient. Il n’est aucune élégie ni tragédie sans les mers. C’est une chose de
le lire, une autre de le sentir. Autrefois il ne visualisait l’élégie qu’en fonction
des fleuves et des rivières, selon une pente, un écoulement, un courant
dynamique. A présent, c’est aussi une étendue plane qui sépare de ce que l’on désire,
une masse qui engloutit ce que l’on perd, un regard qui pleure l’autre bord
sans pouvoir le rejoindre.”
"Je rêve d’une antithèse
cruciale, qui dirait le coeur des hommes, pas seulement le choix qu’ils doivent
faire à un moment donné, mais la croix qui les traverse, le conflit, leur nature
profonde.”
“ Il se répète,
par exemple, que l’errance de Didon est encore plus douloureuse que la sienne
(…) l’abandon pur et simple vous retire tout d’un coup en jetant sur le tout
premier serment la lumière noire du mensonge. (…). S’il parvenait pourtant à mettre des mots à lui sur cette souffrance, il fabriquerait son antidote,
saurait y revenir chaque fois que nécessaire, chaque fois que le chagrin
viendrait le lancer, celui-ci ou un autre. Son antidote et celui du monde
entier. Ecrire la tragédie de l’amour trahi, la tristesse pure de l’abandon, la
suffocation, n’écrire que cela, cinq actes durant, oui se dit Jean, rien d’autre
que cette suffocation et ainsi dépasser Virgile.”
“Avant il y aura eu l’attente plaintive puis l’instant
de bonheur parfait furtif éclatant mirage de cristal dans la nuit noire. De
cette nuit, Phénice, as-tu vu la splendeur, la voix légère de Bérénice heureuse,
comblée, un instant, si parfaitement comblée qu’elle confondra le bonheur et la
crédulité, la plénitude et le vertige. Il y aura dans sa voix la douceur d’un
rayon de miel minuscule, éphémère, fragile, et tout autour, les terres vastes
et désolées de l’abandon. A tel point qu’on pourra conclure de sa pièce que
l’amour ne donne jamais qu’un seul instant de bonheur, fugace et démenti.”
http://www.theatre-classique.fr/pages/pdf/RACINE_BERENICE.pdf
http://www.crdp-strasbourg.fr/je_lis_libre/livres/Virgile_Eneide.pdf
http://www.theatre-classique.fr/pages/pdf/RACINE_BERENICE.pdf
http://www.crdp-strasbourg.fr/je_lis_libre/livres/Virgile_Eneide.pdf
Inscription à :
Articles (Atom)