dimanche 25 juin 2017

Dignité

La pauvreté, l'ignorance, la saleté, la violence et l'obscénité, ou plutôt la pauvreté et l'ignorance produisant les trois autres, saleté, obscénité et violence : je viens de refermer le livre d'Edouard Louis "Pour en finir avec Eddy Bellegueule". Aucune concession, aucune mièvrerie, mais une colère adoucie de tendresse dans son récit personnel des bas-fonds de notre ordre, ou désordre, social. Il y a une forme de vertige à lire cela en superposition d'une visite à Haïti, paradis dévasté par l'épreuve, sorte de jardin d'Eden aux arbres enchanteurs ravagé par les catastrophes naturelles et la bassesse des hommes violents et corrompus. L'injustice est le mal du siècle, au niveau national comme international, mais qui prend vraiment garde, qui, en dépit des avertissements des économistes les plus avisés, met en priorité la lutte contre les inégalités?  Vu d'avion, les montagnes sont pelées, le lit des rivières ressemble à des coulées jaunes de boue, on mesure la déforestation qui prive le pays de sa plus belle richesse. Les quartiers de Port-au-Prince font miroiter à flanc de collines des toits de tôle, les marchés étalent la misère. Pourtant, le pays veut croire à une renaissance possible, partout se dresse le témoignage de l'opiniâtre résilience des hommes et des femmes et de leur dignité jamais perdue - c'est un sentiment puissant dans le pays de Toussaint Louverture. Peut-on faire justice du destin, fracassé par la nature et les hommes? Les gens vivent sous perfusion de l'argent envoyé par la diaspora et de l'aide internationale, en dépit des intermittences de la charité mondiale qui s'amenuise à mesure que le souvenir du tremblement de terre de 2010 s'éloigne. Bien peu de pays ont donné pour financer la nouvelle approche des Nations Unies pour traiter le problème du choléra (il faudrait 400 millions de dollars, et à peine 3 millions ont été réunis pour l'heure - la France a versé son écot, même s'il reste modeste - 630 000 euros). Le président et son gouvernement affichent volonté et ambition, or il y a loin des paroles aux actes dans un état gangrené par la corruption et l'absence de justice. Alors, pour ne pas désespérer, pour y croire encore sur cette terre blessée, beaucoup se réfugient dans la religion (les évangélistes sont très actifs). On peut aussi regarder la beauté des flamboyants et des bougainvillées se détachant sur le bleu du ciel, se bercer de musique, si joyeuse et vivante dans l'île, admirer la palette naïve et chatoyante des artistes, et se souvenir de la gloire passée. Et puis, bien sûr, il y a la poésie, refuge ultime dans ce "pays où l'on doit justifier sa vie en publiant au moins un recueil de poèmes", pour reprendre les mots de Dany Laferrière dans son discours de réception à l'académie française. Dans la même intervention, Dany Laferrière cite notamment Gaston Miron, poète québécois que j'admire et dont le cri pourrait en effet être aussi celui des Haïtiens:

"Je parle avec les mots noueux de nos endurances
Nous avons soif de toutes les eaux du monde
Nous avons faim de toutes les terres du monde
Dans la liberté criée des débris d’embâcle
Nos feux de position s’allument vers le large
L’aïeule prière à nos doigts défaillante
La pauvreté luisant comme des fers à nos chevilles".

http://www.academie-francaise.fr/discours-de-reception-de-dany-laferriere

L'ART DE LIRE LA POÉSIE

Voilà une chose dont on ne parle
presque jamais et qui devrait faire
partie de notre mode de vie urbain :
la lecture de la poésie.
Depuis qu'on a quitté la campagne
pour cette vie accélérée la lecture
de la poésie est devenue aussi
essentielle que l'oxygène.
Les médecins auraient dû prescrire la poésie
comme traitement contre le stress.
Si les poètes semblent si angoissés c'est
pour que leurs lecteurs puissent mieux
respirer. D'abord un conseil : ça ne se lit
pas comme un roman. Chaque poème
est autonome. Prenez deux poèmes par jour :
un le matin et un autre le soir.
Trouvez un vers qui vous plaît et
ruminez-le durant toute la journée
jusqu'à ce qu'il s'incruste dans votre chair.

dans L'Art presque perdu de ne rien faire

dimanche 18 juin 2017

It is not well with my soul

L'American colony est un hotel fameux, en lisière de Jerusalem Est, qui voit défiler depuis près d'un siècle et demi les personnages illustres à un titre ou un autre, et procure une bulle de quiétude dans une ville blessée et durcie,  dont la mémoire se calcine au feu des haines et des gloires et l'entre-choc des passions.
Ce que j'ignorais est qu'il a été fondé vers 1881 par Horatio et Anna Spafford, un couple d'Américains évangéliques qui partirent refaire leur vie en Terre sainte après une série de morts tragiques dont la seule évocation est terrassante: disparition de leurs quatre filles dans le naufrage d'un bateau,  lors d'une traversée à l'occasion d'un voyage entrepris pour oublier la destruction par le feu de toutes leurs possessions à Chicago, puis décès du fils qu'ils eurent ensuite, emporté par la scarlatine...(deux filles nées après que le Ville du Havre eut coulé ont heureusement survécu).
J'en viens à ce qui a suscité l'envie d'écrire ces lignes: le choc ressenti en entendant, à l'occasion d'une cérémonie de commémoration de la disparition brutale du directeur exécutif du Fonds des Nations Unies pour la population, le Docteur Babatunde (un humain admirable), un cantique bien connu dans le monde anglo-saxon, souvent joué aux funérailles :"it is well with my soul", écrit par Horatio Spafford après la noyade terrifiante de ses enfants, alors qu'il voguait pour retrouver sa femme en Angleterre, "sauvée seule" comme elle le lui avait dit dans un célèbre télégramme de deux mots...un haut-le-coeur puissant s'est emparé de moi, en même temps qu'un profond désarroi - face à ce retournement intérieur de la détresse en affirmation placide et sereine de soi. Cet hymne de consolation était-ce de la bien pensance hypocrite ou un processus de protection psychologique par le déni et la pensée magique (Jésus magicien des âmes, soulagées du mal qu'il aurait pris en charge une bonne fois pour toute en mourant sur une croix)? Non, it is not well with my soul, et je préfère les vociférations et complaintes de Job, l'aveu de l'absurde sur lequel il bute et dont il fait sa foi. Etonnante colère qui s'est levée dans mon être tourmenté, mais j'y ai compris, une fois de plus, que mon intranquillité est constitutive de qui je suis, et que ce qui me fait lever chaque matin - en dehors de l'habitude - est autant cette blessure d'injustice que le plaisir de vivre,  intermittent par nature.