Le tragique de l'Histoire me réconcilie avec l'angoisse, source de mon intranquillité foncière. Subrepticement d'abord, avec de plus en plus de netteté ensuite, mes pérégrinations intellectuelles - à travers mes lectures, les entretiens entendus à la radio, les films, les pièces de théâtre, les conversations, les voyages - sont apparues plus cohérentes et moins fortuites, et m'ont fait voir, toucher, sentir que l'angoisse était un noeud vital: pas un trou noir, mais le signe inversé et inconscient du désir, une manifestation paradoxale de la pulsion de vie. J'ai vu aussi en elle la somatisation individuelle du tragique de l'histoire collective - l'absurde mystère qui fait que le destin des peuples toujours échappe au vouloir et reste jonché de cadavres et de violences à jamais injustifiables, marqué du sceau de la mort non pas comme fin harmonieuse d'un cycle biologique mais comme injustice et souffrance. Au niveau personnel, l'angoisse nait de nos contradictions inconscientes, du conflit de nos désirs, de notre incapacité à les réconcilier ou à choisir, de la difficulté à harnacher la pulsion de mort et mettre sa force au service du désir de vivre. Mais elle fonctionne comme une alarme pour révéler en creux la force du désir qu'elle chasse de sa tanière secrète; découverte, contrôlée, elle peut devenir un moteur puissant. Le tragique de l'Histoire nait de la contradiction profonde entre volonté du bien commun et destin funeste malgré nous, comme la manifestation de ce mal destructeur issu d'un inconscient collectif si contradictoire qu'il nous broie, ou issu de l'incapacité de la majorité à faire pièce à la pulsion de mort désinhibée de la minorité parvenue au pouvoir.
Blog de réflexions personnelles et de notes de lecture. L' intranquille est aussi un journal de bord intérieur, entre pérégrinations et rêves, et une manière de partager des nourritures intellectuelles, artistiques et affectives, une manière de voir le quotidien autrement et chemin faisant, laisser la trace des jours qui passent.
mardi 19 avril 2022
jeudi 31 mars 2022
L'incommensurable
Rencontrer les mots d'un autre et soudainement comprendre, à l'aide d'un concept, d'un agencement d'idées inédit qui clarifie ma propre pensée : je suis infiniment reconnaissante aux philosophes d'illuminer ainsi le réel, de me permettre de discerner un fil conducteur et de distinguer un peu mieux le paysage, en lui donnant une structure et/ou un principe dynamique. En perçant un pan de brume, ils dévoilent un chemin qui permet de continuer à mettre un pied devant l'autre ou simplement de rester assis dans le rayon de soleil ainsi dégagé.
L'incommensurable de François Jullien est un de ces concepts qui pour moi, d'un coup, éclairent et ordonnent les fils de ma perception et compréhension de la vie, un concept-clé au sens propre du terme, qui ouvre une porte dans le labyrinthe des idées, fait apparaître une cohérence et un principe directeur. Un peu comme un tapis dont l'image apparait après le travail de tissage - les fils emmêlés ne sont pas qu'un paquet de noeuds. Il met en cohérence interne mon appréhension intuitive, mon ressenti, et mon discours intérieur : rend intelligible quelque chose de très intime. Je dirais que ce que François Jullien réussit, c'est une formulation philosophique de ce que j'ai l'habitude de désigner comme l'expérience spirituelle, parce qu'il parvient à une approche asymptotique d'elle à la frontière de l'esprit et de l'intellect, par le pouvoir d'abstraction (alors que les pratiques et expériences physiques profondes, mettant en jeu complètement l'être charnel, l'approchent par immersion en allant à la frontière asymptotique des énergies du corps, dont le cerveau et ses ondes font partie, et que les pratiques artistiques et poétiques dansent autour, l'approchent par la force de contemplation, en nous conduisant aux confins de la perception, dans la vibration contemplative). Pour autant qu'on puisse conceptualiser cette expérience, l'incommensurable tel que le désigne et décrit François Jullien le fait de manière intellectuellement ajustée. Je m'interroge toutefois sur un point où je diverge d'avec son insistance sur la nécessaire sortie de ce qu'il appelle la =commune= mesure : le commun - c'est paradoxal, mais ne peut-on le retrouver dans cet incommensurable toujours singulier?
" Si le concept d'incommensurable est donc ici nécessaire, c'est d'abord pour conférer à la pensée de l'écart à la fois son assise et sa portée: de même qu'entre les nombres rationnels et les irrationnels, il y a de l'incommensurable, par écart qui ne se résorbe pas, dans la langue comme entre les langues, dans la vie comme entre les vies ; et c'est à quoi tient, dans ce hiatus et cet espacement irréductibles, bien plus que ce qui ferait leur valeur: leur capacité, immanente en même temps qu'infinie, de déploiement"
"Or d'ordinaire (...) on ne s'en enquiert guère ; on n'y prête que peu d'attention et on ne "l'entend" pas. De là que cela demeure "inouï". On n'entend d'ordinaire, on "ouït", que le commensurable. Or si d'ordinaire on n'entend pas l'inouï, ce n'est pas qu'il soit extra-ordinaire, exceptionnel ou insolite, au sens coutumier du terme, mais rabattu du terme et qui perd son intelligence. " C'est le plus immédiat et le plus quotidien qui parle ici de choses inouïes" comme le dit Nietzsche à propos du Zarathoustra. Mais cette dimension d'infini dont est traversée si souvent l'expérience, comme elle obligerait, pour l'entendre, de fêler ou de déborder les cadres constitués de l'expérience réduisant toute expérience à une commune mesure de l'expérience, que ces cadres soient ceux de notre perception ou bien de notre compréhension , nous la repoussons d'ordinaire à l'extrémité de notre expérience, comme une limite ultime de l'expérience, dans l'extraordinaire ou l'insolite, ou même nous la reportons dans un "au-delà" la transmuant en Infini métaphysique. Or rien cependant de plus ordinaire que l'inouï fissurant d'infini les mots, ou que celui du regard croisé dans la rue ou de ce soir que nous puissions sortir ensemble (...)"
" De même que l'inouï n'est pas l'extraordinaire, la "vraie vie" n'est pas une vie idéale ou une autre vie. Mais elle est la vie qui ne se résigne pas à laisser rabattre l'incommensurable de la vie (...) Elle est la vie qui sait dé coïncider de la commune mesure par laquelle elle s'égalise et se proportionnalise, se comptabilise et se normalise, se réduit et se résigne. A l'encontre de l'experience qui ne cesse de s'intégrer en commune mesure de l'expérience, il s'agit, en somme, d'ouvrir la vie au sans commune mesure de la vie"
dimanche 23 janvier 2022
Quelques sites en ligne pour lire des poèmes
La poésie permet de travailler l'équivoque du langage - elle a conscience de la duperie possible. Mais elle l'écarte en la dévoilant, et le dévoilement se fait sublimation. La poésie est l'art de danser sur cette lisière, dans un rapport modeste au monde, aux êtres et à leur vérité. Elle est tissée de nos paradoxes existentiels et quotidiens. Elle fait sens, dans toutes les significations de ce mot polysémique. Comme la musique, il y a la ligne mélodique, ce que tend à dire une phrase, et l'harmonie, qui fait résonner chaque mot ou chaque son à de multiples niveaux et par diverses voix. Elle dit obstinément ce qui résiste en nous, ne doit pas être détruit, la sève qui nous nourrit et nous relie, mais aussi la fragilité extrême, toujours menacée. Elle est la trace qui demeure au-delà de la perte et de la disparition.
Je découvre aujourd'hui de vastes espaces en ligne où se retrouvent des poètes et surtout leurs poèmes et recopie ci-dessous les liens pour que vous puissiez aller y faire un tour :
https://terresdefemmes.blogs.com/mon_weblog/
https://www.recoursaupoeme.fr/actualites/
Et je veux recopier cette page bouleversante lue ce matin sur le blog Terre de femmes - blog à la fois simple et extraordinairement riche. Ce poème parle de l'indicible horreur de la guerre en Syrie et du mal fait aux enfants. Les guerres nous exilent de notre humanité
Huit millions et demi de roses piétinées au Levant
descaressesontfermé
lesyeuxdesenfants
syrienscouchantla
chenilledeleurs
pupillesdanslecocon
douilletdenotre
bonneconscience
Nous ne sommes personne. Nous sommes
à peine celui que nous connaissons. Il y a
tellement d’infini derrière celui que nous
ne connaissons pas.
Nous sommes d’avant les étoiles, le néant,
et nous y retournerons. Le grand cirque de
l’enfance ou de la prise de pouvoir sur les
autres ne nous étourdira jamais assez pour
oublier.
Quand les enfants croisent un étranger, ils
lui parlent comme à une grande personne,
un être précieux. Avec les mains, les yeux.
Comme ils parlent aussi aux arbres, aux
peluches, aux oiseaux. Avec le sérieux du
premier et du dernier jour.
Ils savent que la vie éternelle tourne en
boucle comme une folle dans leur sang et
que tout se transforme sans cesse pour
danser parmi nous. Il faut se souvenir
de notre première venue ici comme d’un
tremblement dans le feuillage d’un arbre.
Nous sommes tous des réfugiés en fuite en
quête de quelque chose.
[…]
Nous sommes tous des réfugiés et nous
écrivons une histoire prévue pour s’effacer.
tomber en poussière dans la poussière du
monde.
Et ce n’est pas rien cette disparition. C’est
le pollen des fleurs. Le soleil dans les yeux
de la mouche. La flaque bousculée par les
pneus du camion. C’est une histoire cet
effacement, c’est la nôtre.