Peut-il y avoir d'autre départ que vers le meilleur de soi? Dans le murmure du petit matin, le moment approche de prendre la route. Dans les pépiements d'après le début du jour, les souvenirs mêlés tintinnabulent aux branches des bougainvillées. Des yeux clairs regardent le ciel. Il y a une légère odeur de café. Dans le lit de feuilles des moments passés, il est difficile encore de distinguer ceux qui seront l'humus du futur, effilochés par l'oubli mais à l'accumulation féconde, de ceux qui resteront dans leur clarté de fermes sentinelles pour guider l'avenir. La mystérieuse continuité discontinue de nos vies me fascine. Je veux croire à un amour entre les êtres à travers et au-delà de nos contingences charnelles. La journée sera chaude, l'air est déjà lourd et s'immobilise dans le demi-bruit de cette dernière heure. Il faut boire un peu. Les oiseaux gazouillent plus fort. La lumière qui joue sur l'eau me renvoie au miroir fragmenté et miraculeux de nos rencontres, petits verres coupants qui tranchent et transfigurent le monde, et le temps, boule à facettes d'une lampe dans sa niche, grains de sable sous les pieds qui s'élancent sur l'infini des plages. Ni orient, ni occident, seulement le rivage. Kélibia la blanche, tu te souviens? Jusqu'où aller sur le cheval des songes, lui qui nous mène aux lieux inopinés de nos mémoires enfouies comme au bord secret où l'image enfin apparait et révèle les contours de notre destinée? Tout cela me revient: la torpeur des hammams où l'esprit se dissout dans la chair humide, le bruissement de l'avenue Bourguiba entre les arbres et les barrières de barbelés, la beauté monocorde des champs d'oliviers presque gris d'être lavés à la sueur des femmes courbées au temps de la récolte, le chant d'espoir des révolutionnaires et la désespérance du peuple, le vieil homme dans son meilleur costume pressant son doigt dans l'encre, si fier d'avoir voté, les yeux perdus d'une femme sans rien sur la route, le vert électrique du printemps dans les ruines de Dougga...Tu veux un peu de café encore? Il va falloir partir. Le voyage, vois-tu, n'est qu'un élargissement de l'espace - pas une rupture des liens, mais leur métamorphose. Et puis, dis-moi, il faut que je me rassure, l'évanescence, dans sa beauté, est éternelle, n'est-ce pas? ...La tasse est vide maintenant, tu vas emporter les volutes de fumée de tes cigarettes, ton merveilleux sourire et tant de souvenirs. Les fleurs se balancent, les cigales susurrent. La porte du coffre a claqué. C'est l'heure.
Blog de réflexions personnelles et de notes de lecture. L' intranquille est aussi un journal de bord intérieur, entre pérégrinations et rêves, et une manière de partager des nourritures intellectuelles, artistiques et affectives, une manière de voir le quotidien autrement et chemin faisant, laisser la trace des jours qui passent.
samedi 29 août 2015
vendredi 18 juillet 2014
New York New York
Times square: suffocation et magnétisme - les sardines humaines se pressent, hébétées devant les écrans géants, dans la réalité irréelle de ce décor de cinéma grandeur nature, foule asservie aux marchands du temple de la consommation démesurée; les enfants s'enfournent dans la grande roue intérieure du grand magasin de jeux, tournent, et retournent, ne savent plus où regarder, attirés par ci et puis par là, excités au point de l'énervement par la pléthore alléchante de choses ; dehors la foule déambule débonnaire entre les marionnettes de Sesame street tandis qu'un peintre de rue harnaché d'un masque de martien manie la bombe à couleurs acryliques avec une dextérité étonnante, qui épate les badauds ; d'autres plus tranquilles patientent pour obtenir un ticket au rabais pour un show sur Broadway ; nous enfin, guettons la bonne porte pour un de ces lieux de cocagne où l'on peut dépenser son argent et son temps dans une arcade, sous la lumière artificielle, à se divertir de jeu en jeu...Times square est une torture physique pour tout agora-phobe (dont je suis) et pourtant elle attire comme un aimant...je fuis dans la lecture, sur la banquette du café où je me suis réfugiée, m'accroche aux phrases de F. Scott Fitzgerald, les dernières de la nouvelle 'The Sensible Thing': "Well, let it pass, he thought; April is over, April is over. There are all kinds of love in the world, but never the same love twice. "
Central Park: l'anti-Time square, en dépit du monde...le poumon de la ville, le coup de génie salvateur d'urbanistes visionnaires du 19ème siècle auxquels je voue une reconnaissance éperdue, le lieu où je peux reprendre mes esprits perdus dans le tourbillon de la ville et les entrelacs de ma mémoire, réchapper des souvenirs qui s'entrechoquent, d'avoir tant vécu ici, dans la dimension intime et au niveau collectif (voire planétaire). Trois enfants surgis entre ces gratte-ciels insensés, grandis entre trois langues, habitués des rues en damier et des voitures de location. Je suis aussi de ces New Yorkais qui n'oublieront jamais le 11 septembre 2001, qui ont suivi les métamorphoses et les psychoses de la ville, comme de celles qui ont fréquenté jusqu'à l'overdose les aires de jeux et les bacs à sable, ont arpenté pouce à pouce les trottoirs spacieux de leur quartier, enfants devant ou derrière, en poussette ou à pied, ont visité musée après musée, quand ils étaient encore bébés et dociles, ont guetté l'heure pour courir se régénérer aux sources merveilleuses de la musique dont les meilleurs interprètes passent, pour ainsi dire tous, dans ce coin de la planète - Carnegie Hall, Lincoln Center, Village Vanguard et bien d'autres....et pourtant New York reste une météore, un objet céleste et funeste à la fois, un univers intensément familier et tout à la fois irrémédiablement étranger, un port d'attache et un repoussoir, passage et destinée....
Central Park: l'anti-Time square, en dépit du monde...le poumon de la ville, le coup de génie salvateur d'urbanistes visionnaires du 19ème siècle auxquels je voue une reconnaissance éperdue, le lieu où je peux reprendre mes esprits perdus dans le tourbillon de la ville et les entrelacs de ma mémoire, réchapper des souvenirs qui s'entrechoquent, d'avoir tant vécu ici, dans la dimension intime et au niveau collectif (voire planétaire). Trois enfants surgis entre ces gratte-ciels insensés, grandis entre trois langues, habitués des rues en damier et des voitures de location. Je suis aussi de ces New Yorkais qui n'oublieront jamais le 11 septembre 2001, qui ont suivi les métamorphoses et les psychoses de la ville, comme de celles qui ont fréquenté jusqu'à l'overdose les aires de jeux et les bacs à sable, ont arpenté pouce à pouce les trottoirs spacieux de leur quartier, enfants devant ou derrière, en poussette ou à pied, ont visité musée après musée, quand ils étaient encore bébés et dociles, ont guetté l'heure pour courir se régénérer aux sources merveilleuses de la musique dont les meilleurs interprètes passent, pour ainsi dire tous, dans ce coin de la planète - Carnegie Hall, Lincoln Center, Village Vanguard et bien d'autres....et pourtant New York reste une météore, un objet céleste et funeste à la fois, un univers intensément familier et tout à la fois irrémédiablement étranger, un port d'attache et un repoussoir, passage et destinée....
mercredi 10 juillet 2013
L'amour, avant
Before midnight, before sunset or before sunrise - autant d'avant(s) pour que l'amour se déploie. Destin ou hasard amoureux? La trilogie de Richard Linklater, de fait co-écrite avec les deux acteurs principaux, Ethan Hawke et Julie Delpy, tente une réponse, intensément poétique, souvent drôle, et merveilleusement romantique. Il n'y a aucune mièvrerie dans cette entreprise artistique rare - trois films tournés chacun à au moins 9 ans l'un de l'autre, mettant en scène le même couple, improbable au départ, et au bord d'être défait ou au contraire ressoudé à l'autre bout de la séquence. Les dialogues sont au centre de ces trois films qui auraient pu être des pièces de théâtre. L'unité de lieu nous emmène de Vienne dans le film de 1994 lorsque Jesse et Céline ont 23 ans, à Paris pour celui qui se déroule en 2004, et la Grèce en 2013. Il s'agit de conversations profondes, intellectuelles en partie, et surtout pleines d'humour et d'esprit. Les personnages se cherchent, se trouvent, et risquent toujours de se perdre. Le réalisateur est charitable avec son public, il reste toujours dans la suspension, et les fins sont ouvertes. La plus grande partie du temps se concentre sur le couple discutant - en voiture ou en ballade, permettant aux acteurs de faire preuve de leur grand art, et au cinéaste des scènes sans coupure de plus de huit minutes. Le sujet du film est cette conversation, fascinante, qui ne fait que renforcer la magie de la rencontre, jamais acquise. C'est après avoir vu before midnight que j'ai regardé les deux autres. Les films s'éclairent les uns les autres, mais commencer par le dernier est aussi judicieux que de voir le premier d'abord. Before midnight donne à voir et encore plus à entendre l'extraordinaire force d'une relation et sa fragilité ultime, c'est une restitution particulièrement sincère des jeux de rôles et interprétations auxquels nous nous livrons sans cesse et nous piégeons mutuellement. Mais c'est aussi un ode au désir et au sentiment qui durent malgré leurs intermittences. Il y a dans le film une scène magistrale, lors d'un repas sur la terrasse d'une propriété paradisiaque dans le Péloponnèse. Huit personnes, représentant trois générations et parmi lesquelles se trouvent 3 couples, disent ce qu'est pour eux l'amour. Vient alors ce moment fabuleux, ou la plus âgée, qui est veuve, se met a parler de son époux défunt, de la "seconde perte", lorsque la mémoire de l'autre se met à flancher, et qui dans le partage très simple de son expérience, dit la profondeur de l'attachement. Before midnight n'idéalise pas l'amour, loin s'en faut, mais pointe sa mystérieuse beauté, son éphémère éternité qui ne cesse de nous captiver, d'orienter et de bousculer nos vies...bref, de très bons moments à passer dans une salle noire ou devant un écran, quelle que soit sa taille.
samedi 11 mai 2013
Et un sourire
La poésie ramène aux profondeurs de l'enfance, retrouve ce qui était enfoui. Parfois aussi, c'est l'enfance qui me ramène aux poèmes, tel celui-ci de Paul Eluard, mon poète favori quand j'avais quinze ans, et retrouvé dans les cahiers de Yann:
Et un sourire
La nuit n'est jamais complète
Il y a toujours, puisque je le dis,
Puisque je l'affirme,
Au bout du chagrin une fenêtre ouverte,
Une fenêtre éclairée,
Il y a toujours un rêve qui veille,
Désir à combler, faim à satisfaire,
Un coeur généreux,
Une main tendue, une main ouverte,
Des yeux attentifs,
Une vie, la vie à se partager.
Ces vers me rappellent aussi une phrase dite par un psychologue qui m'avait beaucoup frappée et intriguée - "Une personne déprimée ne suscite pas l'amour". Parole déculpabilisante, lorsqu'on se sent vidé devant l'abîme d'un autre, mais que je trouvais tronquée et plutôt lâche, jusqu'à saisir que sa vérité est en creux: c'est l'amour en oeuvre, visible et palpable dans la joie de vivre d'autres qui la donnent en partage qui peut offrir un rayon de lumière à celui qui est perdu dans son trouble. Admonition aussi à nourrir en soi cette part de rêve qui donne foi.
Et un sourire
La nuit n'est jamais complète
Il y a toujours, puisque je le dis,
Puisque je l'affirme,
Au bout du chagrin une fenêtre ouverte,
Une fenêtre éclairée,
Il y a toujours un rêve qui veille,
Désir à combler, faim à satisfaire,
Un coeur généreux,
Une main tendue, une main ouverte,
Des yeux attentifs,
Une vie, la vie à se partager.
Ces vers me rappellent aussi une phrase dite par un psychologue qui m'avait beaucoup frappée et intriguée - "Une personne déprimée ne suscite pas l'amour". Parole déculpabilisante, lorsqu'on se sent vidé devant l'abîme d'un autre, mais que je trouvais tronquée et plutôt lâche, jusqu'à saisir que sa vérité est en creux: c'est l'amour en oeuvre, visible et palpable dans la joie de vivre d'autres qui la donnent en partage qui peut offrir un rayon de lumière à celui qui est perdu dans son trouble. Admonition aussi à nourrir en soi cette part de rêve qui donne foi.
dimanche 28 avril 2013
Music
Sometimes I wish I'll drown in sounds, forget about everything else - merge with outpouring emotions, in the quicksand of feeling. Music rushes my brain, a liquefied fire. Pulsating sensations travel my being, reminiscing wild shores and caressing wind, babbling stories, beating closer and closer in the curls of my soul, chasing untold mysteries, an impossible love, mute memories, the tender warmth of a child. Old people hold hands, singing. New life will come, bulging between old cobbles. A stream broke to the other side; beneath the ancient house, a door is open - I see a path to the harbor.
La musique est aussi frémissement de langues qui tintinnabulent dans ma tête- bruissement de sons aux couleurs variées, différentes parties de moi-même, déploiement divers de la pensée, effort multiple d'appréhension du monde.
A noir, E blanc, I rouge, O bleu: voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes:
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,
Golfes d'ombres ; E, candeur des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes;
U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides
Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux;
O, suprême clairon plein de strideurs étranges,
Silence traversé des mondes et des anges:
O l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux!
Arthur Rimbaud, Voyelles.
La musique est aussi frémissement de langues qui tintinnabulent dans ma tête- bruissement de sons aux couleurs variées, différentes parties de moi-même, déploiement divers de la pensée, effort multiple d'appréhension du monde.
A noir, E blanc, I rouge, O bleu: voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes:
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,
Golfes d'ombres ; E, candeur des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes;
U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides
Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux;
O, suprême clairon plein de strideurs étranges,
Silence traversé des mondes et des anges:
O l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux!
Arthur Rimbaud, Voyelles.
dimanche 21 avril 2013
Etranger dans notre vie, je ne parle qu'à toi avec d'étranges mots
La poésie m'aide à vivre. A revivre. Encore, et encore, elle me place sur le seuil - ouvre un regard sans jugement - question, caresse, souffle ou simplement béance. Je parle d'une poésie sans prétention ni grandiloquence. Une poésie comme celle de Philippe Jaccottet, qui murmure: "comme je suis un étranger dans notre vie, je ne parle qu'à toi avec d'étranges mots". Trouée vers l'autre et l'autrement, orée entre-deux-mondes, elle dépasse les catégories, déplace les lignes. La mort taraude les vers, l'amour aussi, la soif passionnée de vivre, mais sans se mentir, debout yeux ouverts, buvant, embrassant l'expérience bonne et mauvaise, plaisir et souffrance, avec ce souci: sonner juste, restituer une vérité sentie, briser la gangue de nos égos enflés. Le lyrisme est périlleux - mais il y a une secrète jubilation du langage, qui se rit de lui-même dans sa virtuosité, enfonce les portes de notre pauvre réel, et nous sublime - je pense à Cyrano (de Bergerac, pièce d'Edmond Rostand), vu hier dans une petite salle de la banlieue parisienne. La beauté naît de cet entrelacs de résonances, contradictions qu'elle ne cherche pas à résoudre. Par elle, j'accepte, j'accueille et à tâtons chemine...sous la ramure urbaine, et dans les hautes branches d'une pinède oubliée entre les pages d'un livre, j'ai entendu un grand rire, et les gloussements perlés d'enfants en vadrouille. Un amour inconnu m'appelle.
Dis encore cela....
Dis encore cela patiemment, plus patiemment
ou avec fureur, mais dis encore,
en défi aux bourreaux, dis cela, essaie,
sous l'étrivière du temps.
Espère encore que le dernier cri
du fuyard avant de s'abattre soit tel,
n'étant pas entendu, étant faible, inutile,
qu'il échappe, au moins lui sinon sa nuque,
à l'espace où la balle de la mort ne dévie jamais,
et par une autre oreille que la terre grande ouverte
soit recueilli, plus haut, non pas plus haut,
ailleurs, pas même ailleurs: soit recueilli
peut-être plus bas, comme une eau
qui s'enfonce dans la poussière du jardin,
comme le sang qui se disperse, fourvoyé,
dans l'inconnu.
Dernière chance pour toute victime sans nom:
qu'il y ait, non pas au-delà des collines
ou des nuages, non pas au-dessus du ciel
ni derrière les beaux yeux clairs, ni caché
dans les seins nus, mais on ne sait comment
mêlé au monde que nous traversons,
qu'il y ait, imprégnant ses moindres parcelles,
de cela que la voix ne peut nommer, de cela
que rien ne mesure, afin qu'encore
il soit possible d'aimer la lumière
ou seulement de la comprendre,
ou simplement, encore, de la voir
elle, comme la terre la recueille,
et non pas rien que sa trace de cendre.
Philippe Jaccottet - A la lumière d'hiver
Dis encore cela....
Dis encore cela patiemment, plus patiemment
ou avec fureur, mais dis encore,
en défi aux bourreaux, dis cela, essaie,
sous l'étrivière du temps.
Espère encore que le dernier cri
du fuyard avant de s'abattre soit tel,
n'étant pas entendu, étant faible, inutile,
qu'il échappe, au moins lui sinon sa nuque,
à l'espace où la balle de la mort ne dévie jamais,
et par une autre oreille que la terre grande ouverte
soit recueilli, plus haut, non pas plus haut,
ailleurs, pas même ailleurs: soit recueilli
peut-être plus bas, comme une eau
qui s'enfonce dans la poussière du jardin,
comme le sang qui se disperse, fourvoyé,
dans l'inconnu.
Dernière chance pour toute victime sans nom:
qu'il y ait, non pas au-delà des collines
ou des nuages, non pas au-dessus du ciel
ni derrière les beaux yeux clairs, ni caché
dans les seins nus, mais on ne sait comment
mêlé au monde que nous traversons,
qu'il y ait, imprégnant ses moindres parcelles,
de cela que la voix ne peut nommer, de cela
que rien ne mesure, afin qu'encore
il soit possible d'aimer la lumière
ou seulement de la comprendre,
ou simplement, encore, de la voir
elle, comme la terre la recueille,
et non pas rien que sa trace de cendre.
Philippe Jaccottet - A la lumière d'hiver
dimanche 14 avril 2013
Mirages beyrouthins
Cliché, mais vécu. Je
pleure Beyrouth, que je viens de quitter – ville paradoxale dont les contrastes
innombrables donnent le vertige. Beyrouth est laide au premier abord – une
champignonnière d’immeubles sans forme à flanc de montagne, un immense
désordre, un cadre exceptionnel défiguré. Beyrouth est belle pourtant. On ne
peut que se laisser envouter par l’identité insaisissable et multiple d’une
construction impossible juxtaposant les contraires les plus opposés. Beyrouth
mêle l’extrême richesse et l’abjecte pauvreté, le matérialisme triomphant et la
grande piété, la douceur de vivre et la violence sociale. Les balafres encore
visibles de la guerre civile s’offrent à voir ci et là. La guerre a éventré le
centre ville, à jamais éviscéré de la vie ancienne qui pulsait dans des souks
disparus et remplacés par des centres commerciaux policés mais sans âme. Où
ailleurs peut-on voir côte-à-côte une église maronite, une autre grecque catholique, une troisième
orthodoxe, une mosquée Sunnite, une autre chiite? Beyrouth est pleine de
scandales – la misère des camps palestiniens, la corruption, l’ineptie de l’état.
Mais c’est prodigieux, l’incarnation d’une aporie et d’un vivre ensemble tout à
la fois. Ville phénix aussi, relevée de
ses cendres. Je déambule dans les rues aux senteurs printanières, dans un air
plus léger que l’air, voyant partout le signe qu’il est temps comme la nature
de revivre. Et Beyrouth me transporte de sensations – douces et intenses-
rassemble amis d’hier et d’aujourd’hui, échos du passé et portes vers l’avenir.
Beyrouth bruisse du mystère de sa propre résurrection, rongée par un communautarisme
qui voue le pays à un équilibre de funambule, au fil du rasoir, dans un vide de
citoyenneté commune. Et pourtant dans le roulis de l’histoire, Beyrouth a des
allures de rencontre avec le destin. Envers et contre tout, cette ville me
porte à l’espoir.
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