Dans le long
tunnel, je m’obstine à marcher. D’où me
vient ce désir de tenir contre l’absurde qui m’assaille ? J’ai peur de ces foules contraires, de leur
versatilité, de notre inconséquence personnelle et collective. Un jour blanc,
l’autre noir. Un morceau de terre, une communauté, une classe, une géographie
contre l’autre. Je me demande ce qui
peut naître de ces convulsions, je me méfie de ce monde binaire et hobbesien où
il me devient difficile d’admirer l’humain –
les discours positifs, le volontarisme optimiste, la bien-pensance
humaniste, les bons sentiments me semblent creux et velléitaires dans cette
période heurtée. Je suis guettée par la
colère, le mépris, le ressentiment, une forme de misanthropie politique surgie
d’un désespoir philosophique de plus en plus profond. Au fond, je comprends bien ce qui se
passe : nous sommes dans un moment extraordinairement négatif – une
négativité qui ronge, corrode, dissout : absence de ciel, inanité des
valeurs, disparition des idéaux, écroulement
du sens, pulvérisation de la vérité, émiettement du pouvoir. Toutes formes de croyances apparaissent
bouffonnes ou bien s’incarnent en identités sectaires et dangereuses.
Alors, c’est
chacun pour soi – on se replie sur nos plus sûrs instincts – survivre et se
perpétuer. Selon les conditions de
chacun, ce sera la lutte quotidienne pour son pain, l’accumulation frénétique
ou l’hédonisme consumériste. En politique, cela donne le populisme :
protectionnisme, nationalisme exclusif et xénophobe, rejet des élites et de la
représentation. Comment prétendre penser, comment oser proposer quelque parole
que ce soit qui ne tombe pas aussitôt sous le soupçon de la propagande, de la
manipulation ou de la naïveté ? Et pourtant, je tiens, il y a en moi cette
invraisemblable détermination à vouloir affirmer, en paroles et en actes, qu’il
y a une bonté possible, qu’on peut se faire mutuellement un peu de bien, et,
pour reprendre la phrase d’André Breton, qu’il « doit y avoir quelque
chose d’immense qui nous échappe. »
Comme tout le monde, je rêve de leaders
politiques qui puissent parler avec justesse et agir avec justice, se montrer
crédibles dans leurs paroles et efficaces dans leurs actions, capables d’un équilibre
convaincant entre les intérêts et les valeurs. Mais est-ce seulement possible ? Les
conditions du savoir et du pouvoir n’ont elles pas tellement évolué que ce
n’est plus qu’une utopie d’un autre temps? Alors, dites-moi, comment je fais,
dans ce vaste cirque, pour donner à mon fils de quoi trouver une motivation
profonde qui aille au-delà de la satisfaction instinctive de ses besoins et
pulsions, et lui permette de puiser la force de poursuivre un vrai désir et
l’envie de construire un projet ou même une oeuvre? La chance est peut-être là, dans la pléthore
de dirigeants qui sont autant d’anti-modèles,
suffisamment repoussoirs pour provoquer un sursaut, comme on l’a vu hier
sous nos fenêtres, ces centaines de milliers de femmes et d’hommes avec elles
venus affirmer leur attachement aux droits et avertir leur nouveau président
qu’il ne saurait y toucher. J’aimerais qu’il y ait de quoi parler à l’élan
rebelle de l’adolescence, instiller suffisamment de désir d’un autre possible pour qu’ils s’embarquent
vaillamment dans une aventure qui soit autre chose que la soumission passive
aux artifices des écrans…
* Extraite d’une lettre du 7
février 1925 à Simone Kahn:
“Qu’est-ce que peut bien me
faire la question bolcheviste ou la question juive les jours en somme si nombreux
où je me sens à peine le temps de vivre, où je suis à peine capable de
vivre ? J’aimerais mieux apprendre à vivre que de collaborer à toutes ces
feuilles dans lesquelles mon nom me fait à certains moments l’effet d’une
mauvaise plaisanterie, car je ne suis guère qualifié pour parler de rien, ni
moi ni les autres, d’ailleurs. Arriverai-je seulement à faire un jour autorité
en moi ? Cette « Révolution » même, je la perds aujourd’hui de
vue. Qui sait si la Liberté est bien la fin dernière ? Je ne vois ce soir
qu’un grand remous, que l’idée même de la liberté n’éclaire pas. Il doit y
avoir quelque chose d’immense qui nous échappe.”