Le refus de mentir - ces quelques mots entendus aujourd'hui dans un entretien d'Abdel Malik sur France culture (ceux qui me connaissent savent que j'écoute France culture) à propos d'Albert Camus - et lui, mes enfants vous le diront, j'en recommande la lecture- me ramènent à ces heures avec mon fils, sur la route de Chicago à New York, il y a quelques jours. Mon fils a des qualités (quelques défauts aussi comme tout le monde), et l'une d'entre elles, ô combien précieuse, est -sans mentir- de ne pas mentir. Ce fut un road trip improvisé, qui s'est imposé, faute d'avion. Après 48h de travail épuisant pour ranger, nettoyer, déménager les affaires de mon fils et ses copains, de leurs appartements étudiants de Hyde Park vers un box de garde meuble au fin fonds du Southside, la compagnie auprès de laquelle j'avais acheté deux billets, Southwest, n'a rien trouvé de mieux que d'annuler les vols vers New York, tandis que le meilleur prix de Delta airlines était de 1000 dollars par personne pour un vol le lendemain à l'aube...la conclusion pratique, dictée par le pragmatisme et le manque de temps, a été de louer une voiture et de se lancer sur la route pour rallier Big Apple aussi vite que possible. Nous avons donc eu droit au grand ciel soleil couchant sur Chicago, aux perspectives de fin du soir sur les autoroutes nous menant vers l'Indiana, aux belles lignes de ponts d'acier découpées sur ciel empourpré, aux gros camions américains à la silhouette si caractéristique, et au motel de rigueur, à l'entrée de South Bend, tout près de l'université Notre - Dame, établissement d'excellente réputation universitaire et encore plus connu pour la célébrité de ses équipes sportives (par ailleurs l'université a été fondée par un prêtre français en 1842). Le lendemain, j'ai essayé toutes les positions - mains sur le volant à 10h10, à 11h05, à 8h20, à 7h25 et même 6h30, j'ai usé de toutes mes ressources de yoga pour soulager mon dos - en serrant les abdos et les fessiers, en appuyant sur mon pied et ma jambe gauches (les voitures américaines sont automatiques), en relaxant mentalement mes épaules. Il fallait tenir près de 11h de route plus arrêt et j'ai fini par entrer dans une forme d'état second, ne sachant plus si c'était les kilomètres de bitume, la musique ou la fatigue qui me portaient. Les rappeurs américains se sont succédé (Youssef est un grand grand fan et connaisseur de rap) - 50 cent, Biggy, Tupac, Lil Uzi Vert, Nas...Le rap est un univers vaste et fascinant qui travaille et mêle parole, rythmes et mélodies, se soucie des héritages, emprunts et résonances d'une époque et d'un genre à l'autre, qui assume le métissage et la créolisation comme fondements évidents de la vitalité créatrice et de la réinvention artistique. Cependant, l'insistance des percussions et les basses marquées au point d'être obsédantes ont eu facilement raison de ma résistance - en dépit de tous mes efforts et de ma volonté de mieux la connaître, cette musique ne me donne pas d'énergie, elle m'en prend. On a donc écouté d'autres genres, et le meilleur franchement, mieux que la techno (qui peut repomper une conductrice un peu ensommeillée), le rock (revigorant et réjouissant) ou le classique (qui rend serein et apaise la tension accumulée au fil des heures passées en compagnie des camions), c'est le reggae. Bob Marley et ses enfants, ce sont les rois de la route. On ne pense plus à rien - les crampes dans les jambes, les lombaires compressées, les poignets tendus, tout cela disparaît, et il n'y a plus que le mouvement de la voiture, les paysages qui défilent, l'impression de me dissoudre avec le chemin et de ne plus faire qu'un avec le volant et le siège, débarrassée de mes pensées, du souci d'hier ou de demain, rivée à l'instant présent, libérée de toutes les autres préoccupations en dehors de ce but unique et précis : arriver.
Blog de réflexions personnelles et de notes de lecture. L' intranquille est aussi un journal de bord intérieur, entre pérégrinations et rêves, et une manière de partager des nourritures intellectuelles, artistiques et affectives, une manière de voir le quotidien autrement et chemin faisant, laisser la trace des jours qui passent.
samedi 26 juin 2021
samedi 12 juin 2021
Une chambre à soi
La conscience des inégalités entre les femmes et les hommes, et encore plus celle des injustices subies par les femmes m'est venue lentement. Mon apprentissage intellectuel dans cette matière est progressif, et je découvre, après coup, les monuments de la pensée féministe. C'est ainsi que je viens seulement de lire "A room of one's own", de Virginia Woolf, petit livre d'une centaine de pages écrit à partir de conférences universitaires sur le thème "femmes et fiction" et publié en 1928. Virginia Woolf avait 46 ans. Elle s'y interroge sur les raisons de la quasi absence des femmes autrices pendant des siècles: Shakespeare aurait-il pu être une femme? En imaginant ce qui serait advenu d'une hypothétique soeur du dramaturge anglais aussi douée que lui, Virginia Woolf explique pourquoi la réponse est évidemment négative. Elle identifie, en miroir, les conditions minimales pour que les femmes puissent se saisir de la plume et faire oeuvre écrite - que celle-ci soit littéraire ou scientifique. Virginia Woolf encourage d'ailleurs fortement l'investissement des femmes dans cette dernière, soulignant l'intérêt d'une production intellectuelle et d'une contribution des femmes à l'élaboration du savoir, quel que soit le domaine.
Quelles sont les conditions minimales pour qu'une femme puisse faire oeuvre? La réponse tient en une phrase: une chambre à soi et un revenu personnel de 500 livres sterling par an (l'équivalent de 34 000 euros aujourd'hui, soit 2800 euros par mois, qui correspond grosso modo au salaire moyen en France, supérieur au salaire médian qui lui est autour de 2000 euros). Ne place-t-elle pas la barre un peu haut? on peut sans doute imaginer écrire avec un revenu plus modeste, mais dans le cadre d'un Etat providence qui n'existait pas à son époque. Son constat simple dans son matérialisme est d'une lucidité révolutionnaire. Elle va plus loin, en observant que la plupart des grands auteurs anglais se sont épanouis dans la sécurité d'une chaire universitaire leur procurant garantie de revenu et des conditions optimales pour se consacrer au travail intellectuel et poétique. Dans le deuxième sexe, Simone de Beauvoir opposait maternité et création littéraire, voyant dans les servitudes attachées aux responsabilités maternelles et familiales un obstacle physique et temporel à l'investissement qu'exige l'élaboration d'une oeuvre. Les observations des deux écrivaines se rejoignent : la condition sine qua non est la liberté et la disponibilité pour s'y consacrer, impossibles sans un revenu indépendant et un espace-temps à soi, dégagé de l'aliénation à des tâches de service ou de soin absorbant tout le temps, toute l'énergie et tout le champ de la conscience, que ces tâches relèvent de la sphère privée ou professionnelle - ce n'est pas un hasard si les femmes ont été et restent largement confinées dans des tâches subalternes. Construire ce for intérieur à partir duquel créer suppose une affirmation libre de soi (qu'il ne faut pas confondre avec le renforcement de l'ego) qui n'est pas une mince affaire. La chambre à soi, par une analogie d'image, m'a fait penser au château intérieur et donc à Thérèse d'Avila, une autre femme extraordinaire, de plusieurs siècles l'aînée des deux précédentes, sans nul doute un monument de la littérature mondiale. En son siècle, elle a, elle aussi, choisi un chemin de liberté singulier, faisant oeuvre double ou triple - sociale par la fondation d'un nouvel ordre religieux - littéraire par son écriture poétique et spirituelle - par la voie creusée profond dans la psyché pour guider notre libération intime.
C'est là que j'en viens à ce qui m'importe le plus: ces expériences de femmes dépassent leur condition particulière - être femme les fait vivre avec une acuité spéciale une réalité qui ne leur est pas propre mais qui est fondamentalement humaine, qui concerne les hommes aussi. Elle est moins visible aux humains masculins parce que leur aliénation a des conséquences moins manifestement négatives pour eux, mais elle n'en est pas moins réelle. L'émancipation et la libération sont des aspirations communes, transgenres, et je pense depuis longtemps que les hommes devraient s'inspirer des femmes pour mener leur propre travail individuel et collectif d'introspection, d'analyse réflexive multidisciplinaire (biologique, historique, politique, sociale, psychologique, philosophique, anthropologique,, ...) et de libération des vieux schèmes qui leur sont assignés. Le patriarcat leur a profité mais les a enfermés aussi. J'ai la conviction intime que notre bien commun, notre salut d'espèce, dépend de cette capacité des deux sexes à faire ce travail en répond, qu'il est vital de ne pas renoncer à l'émancipation. C'est une notion que je préfère à celle de progrès et qui, pour moi, est un concept fondamental et structurant, l'horizon qui impulse et oriente tant ma réflexion que mon engagement.