samedi 12 juin 2021

Une chambre à soi

La conscience des inégalités entre les femmes et les hommes, et encore plus celle des injustices subies par les femmes m'est venue lentement. Mon apprentissage intellectuel dans cette matière est progressif, et je découvre, après coup, les monuments de la pensée féministe.  C'est ainsi que je viens seulement de lire "A room of one's own", de Virginia Woolf, petit livre d'une centaine de pages écrit à partir de conférences universitaires sur le thème "femmes et fiction" et publié en 1928. Virginia Woolf avait 46 ans.  Elle s'y interroge sur les raisons de la quasi absence des femmes autrices pendant des siècles:  Shakespeare aurait-il pu être une femme?  En imaginant ce qui serait advenu d'une hypothétique soeur du dramaturge anglais aussi douée que lui, Virginia Woolf explique pourquoi la réponse est évidemment négative. Elle identifie, en miroir, les conditions minimales pour que les femmes puissent se saisir de la plume et faire oeuvre écrite - que celle-ci soit littéraire ou scientifique. Virginia Woolf encourage d'ailleurs fortement l'investissement des femmes dans cette dernière, soulignant l'intérêt d'une production intellectuelle et d'une contribution des femmes à l'élaboration du savoir, quel que soit le domaine.

Quelles sont les conditions minimales pour qu'une femme puisse faire oeuvre? La réponse tient en une phrase: une chambre à soi et un revenu personnel de 500 livres sterling par an (l'équivalent de 34 000 euros aujourd'hui, soit 2800 euros par mois, qui correspond grosso modo au salaire moyen en France, supérieur au salaire médian qui lui est autour de 2000 euros). Ne place-t-elle pas la barre un peu haut?  on peut sans doute imaginer écrire avec un revenu plus modeste, mais dans le cadre d'un Etat providence qui n'existait pas à son époque. Son constat simple dans son matérialisme est d'une lucidité révolutionnaire. Elle va plus loin, en observant que la plupart des grands auteurs anglais se sont épanouis dans la sécurité d'une chaire universitaire leur procurant garantie de revenu et des conditions optimales pour se consacrer au travail intellectuel et poétique.  Dans le deuxième sexe, Simone de Beauvoir opposait maternité et création littéraire, voyant dans les servitudes attachées aux responsabilités maternelles et familiales un obstacle physique et temporel à l'investissement qu'exige l'élaboration d'une oeuvre. Les observations des deux écrivaines se rejoignent : la condition sine qua non est la liberté et la disponibilité pour s'y consacrer, impossibles sans un revenu indépendant et un espace-temps à soi, dégagé de l'aliénation à des tâches de service ou de soin absorbant tout le temps,  toute l'énergie et  tout le champ de la conscience, que ces tâches relèvent de la sphère privée ou professionnelle - ce n'est pas un hasard si les femmes ont été et restent largement confinées dans des tâches subalternes.  Construire ce for intérieur à partir duquel créer suppose une affirmation libre de soi (qu'il ne faut pas confondre avec le renforcement de l'ego) qui n'est pas une mince affaire. La chambre à soi, par une analogie d'image, m'a fait penser au château intérieur et donc à Thérèse d'Avila, une autre femme extraordinaire, de plusieurs siècles l'aînée des deux précédentes,  sans nul doute un monument de la littérature mondiale. En son siècle, elle a, elle aussi, choisi un chemin de liberté singulier, faisant oeuvre double ou triple - sociale par la fondation d'un nouvel ordre religieux - littéraire par son écriture poétique et spirituelle - par la voie creusée profond dans la psyché pour guider notre libération intime.  

C'est là que j'en viens à ce qui m'importe le plus: ces expériences de femmes dépassent leur condition particulière - être femme les fait vivre avec une acuité spéciale une réalité qui ne leur est pas propre mais qui est fondamentalement humaine, qui concerne les hommes aussi. Elle est moins visible aux humains masculins parce que leur aliénation a des conséquences moins manifestement négatives pour eux, mais elle n'en est pas moins réelle. L'émancipation et la libération sont des aspirations communes, transgenres, et je pense depuis longtemps que les hommes devraient s'inspirer des femmes pour mener leur propre travail individuel et collectif d'introspection, d'analyse réflexive multidisciplinaire (biologique, historique, politique, sociale, psychologique, philosophique, anthropologique,, ...)  et de libération des vieux schèmes qui leur sont assignés. Le patriarcat leur a profité mais les a enfermés aussi. J'ai la conviction intime que notre bien commun, notre salut d'espèce, dépend de cette capacité des deux sexes à faire ce travail en répond, qu'il est vital de ne pas renoncer à l'émancipation. C'est une notion que je préfère à celle de progrès et qui, pour moi, est un concept fondamental et structurant, l'horizon qui impulse et oriente tant ma réflexion que mon engagement. 




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