dimanche 3 janvier 2021

Bye bye 2020, hello 2021!

On était pressé de quitter 2020, une année qu'on aurait voulu sauter comme une case au jeu de l'oie pour sortir de la prison de l'angoisse et du confinement, et aller plus vite vers le bonheur espéré et la réalisation des projets prévus. 

J'ai trouvé l'année terrible et terrifiante à bien des égards, mais peut-être est-elle en partie salutaire par la même occasion.  Enfin, c'est ce que je veux me dire, en écrivant ce matin avec le rayon de lumière oblique et dorée qui caresse les toits de Paris. Parce que tout ce que nous avons enduré pendant ces douze mois est l'occasion d'une prise de conscience par le vécu sans précédent, sur des constats divers, bons ou mauvais : 

- l'humanité est une, manifestement interdépendante, que ce soit dans sa vulnérabilité d'espèce face au dérèglement climatique ou dans l'exposition à une pandémie et partageant des besoins et des expériences universels ;  ce n'est donc pas chacun pour soi, il faut coopérer - la solidarité n'est pas une injonction de morale abstraite mais une nécessité pratique - difficile de nier cette évidence désormais, et la bonne nouvelle, c'est que les statistiques semblent montrer que nous sommes plus généreux dans nos dons aux associations de solidarité, les particuliers comme les entreprises.  Et si les besoins et fragilités sont universels, les droits le sont aussi.

- ralentir et stopper le réchauffement climatique, limiter la pollution, protéger l'environnement,  c'est possible : les dégâts ne sont pas irréversibles, on peut réparer, guérir ; les trous dans la couche d'ozone peuvent se reboucher! La bonne nouvelle, c'est que les statistiques semblent montrer que les émissions mondiales de CO2 responsables du dérèglement climatique auraient diminué de 8 % en 2020.  Avec des changements systémiques dans nos manières de produire et de consommer, on peut donc arriver à tenir les promesses de l'Accord de Paris.

- l'Union européenne est un projet endurant et fondamentalement positif, qu'il faut continuer d'améliorer, en renforçant sa nature démocratique et sociale. Le Royaume Uni est parti et on a pu avoir un plan de relance collectif inimaginable avant, pour la première fois nous avons collectivisé notre dette fiscale, et nous nous coordonnons sur le plan sanitaire. L'Europe est une vraie puissance qui peut négocier à forces égales avec la Chine et les Etats-Unis et qui doit donc apprendre à la faire systématiquement et méthodiquement, pour remporter la bataille des normes - on vient de le faire avec Pékin dans une négociation sur les investissements qui n'était pas asymétrique.  L'Allemagne et la France sont complémentaires et leur partenariat raisonné et construit est une source d'équilibre bénéfique. Angela Merkel n'est pas charismatique, ce n'est pas une oratrice née comme Obama ou Macron, mais elle a fait preuve de la prudence et du courage nécessaires pour décider et agir.  

- la démocratie est un projet d'avenir, qu'il faut redéfinir dans le monde globalisé :  la résurgence du nationalisme et du populisme y compris là où la démocratie semblait le plus ancrée, le recours à l'état d'urgence, pour raisons sécuritaires ou sanitaires, la compartimentation et la radicalisation des affects et des idées par les réseaux en ligne,  la volonté de puissance impériale des dirigeants autoritaires,  nous ont montré que la démocratie est fragile, qu'il faut être vigilants.  J'ai découvert récemment le trilemme de Rodrik qui montre l'impossible triangulation entre démocratie-globalisation économique et financière et souveraineté nationale.  Le triangle d'incompatibilité s'énonce ainsi « La démocratie, la souveraineté nationale et une intégration économique poussée sont mutuellement incompatibles : il est possible de combiner deux des trois possibilités, mais il n’est jamais possible d’avoir les trois simultanément et entièrement. »   On voit donc bien que pour préserver la démocratie, il faut déplacer, au moins en partie, l'exercice de la souveraineté à un niveau supranational, et ralentir la globalisation économique et financière. Construire et consolider la souveraineté européenne est indispensable de ce point de vue aussi.  La bonne nouvelle est que la croyance néolibérale dans la capacité des forces du marché de fonctionner automatiquement pour le bien commun a vécu. Tout le monde peut voir que les très grandes entreprises (GAFAM...) se constituent en cartels ou monopoles et créent des situations dans lesquelles le plus grand nombre se trouve pénalisé; par ailleurs, les conneries déversées sur les réseaux sociaux que nous tenons pour vraies détruisent crédibilité et confiance et réduisent l'espace commun au lieu de l'élargir et le consolider; Internet cloisonne et radicalise encore plus efficacement qu'il met en lien et rassemble ; 

- la vie culturelle est essentielle pour les individus comme pour le corps social et politique : nous en avons la démonstration par l'absurde, en étant privés de spectacle vivant depuis des mois - pas de théâtre, pas de concert, pas de danse, pas même de musées.  Heureusement qu'il y a les livres, les films et la musique enregistrée, que nous avons accès à ces nourritures de l'esprit, mais le spectacle vivant est une expérience plus globale, sensorielle, où l'on se ré-énergise du lien avec le groupe, dans quelque chose de cathartique et de reliant qui ne peut pas se passer en ligne. L'élan transcendant de l'art se touche et se vit plus immédiatement dans la représentation vivante. Elle permet de vivre une synergie de l'affectif et de l'intellectuel, une rencontre des émotions et des idées qui font accéder à un autre niveau d'expérience et de conscience. 

- la justice, au sens d'équité et de justice sociale, est une exigence qui n'est pas mise suffisamment en avant. On parle de sécurité, de santé, de liberté, de solidarité mais finalement assez peu de justice - or c'est un besoin essentiel, au plan interne, pour chaque société, comme entre les nations. Il me semble que la justice est un stabilisateur plus durable que le rapport de forces que l'on privilégie aujourd'hui dans le retour à un système international westphalien de rivalités et d'équilibre de puissances. Justice comme affirmation de l'égalité fondamentale entre les individus, où qu'ils soient quels qu'ils soient. Et pour faire le lien avec ce qui précède, je cède à la facilité de recopier une phrase de la 4ème de couverture du roman que Blandine vient de m'offrir joliment intitulé "où bat le coeur du monde" décrit comme "un récit qui rappelle avec élégance combien le jazz incarne une des plus belles révoltes de l'émotion contre l'injustice du monde".

- enfin, pour clore provisoirement la liste de ces thèmes que l'on peut voir de manière volontariste (et optimiste) ou inquiète (devant les régressions à l'oeuvre), j'ajouterai le pluralisme comme principe structurant vital pour toutes les sociétés comme pour les individus. La société française a malheureusement encore beaucoup de mal à pleinement et sereinement reconnaitre les identités et appartenances plurielles, et à transcender son passé colonial. La fixation collective se fait sur la question de l'Islam - avec des raidissements et intransigeances de part et d'autre, parfois extrêmes et conduisant à une violence meurtrière. Cette tension persistante, et qui semble en ce moment s'aggraver, me soucie beaucoup.  Il faudrait davantage de connaissance et reconnaissance - cela demande du temps et beaucoup de travail. Cela demande  d'aller jusqu'au bout de l'humanisme universaliste dont les pays européens se réclament et de trouver les moyens de vivre concrètement, de faire fonctionner au quotidien la solidarité intellectuelle et morale d'individus profondément différents. 


PS:

Intéressant de lire ce discours d'Angela Merkel sur l'Europe qui date de 2007, lorsque l'Allemagne présidait pour 6 mois l'Union, comme elle vient de le faire pendant le deuxième semestre 2020 : https://www.cvce.eu/content/publication/2013/9/30/49b9e77a-188f-423e-bfc8-7b48d279a492/publishable_fr.pdf

lundi 21 décembre 2020

Le goût du beurre en Amérique

Un thé noir bien chaud à la main, je suis plongée dans la lecture de "Rumeurs d'Amérique" d'Alain Mabanckou, mon dernier coup de coeur littéraire - un auteur congolais longtemps résident en France et aujourd'hui établi en Californie, dont j'ai découvert les livres l'été dernier dans la librairie du musée du Quai Branly. Il vient de publier ce nouvel ouvrage, un recueil de brèves chroniques américaines. Son sens de l'observation, précis mais tendre,  son style, facile sans être superficiel, sans apprêt tout en étant réfléchi, et surtout les sujets qu'il aborde, me plaisent.  Le jetlag m'a fait lever tôt, j'ai un peu faim et je me laisse tenter par une tartine de pain grillé. Yann aussi, du haut de ses 15 ans d'habitude étonnamment peu pressé de manger.  Alors que je commence à grignoter, il fait la grimace  "- ah, dit-il, j'avais oublié que le beurre  n'est pas bon ici... " Moi, je trouve un certain plaisir à cette saveur plus fade, redoublé par cette soudaine prise de conscience grâce à la remarque de mon fils - le goût du beurre est différent en Amérique! Le voyage n'est pas seulement un déplacement du regard, mais une autre expérience sensorielle, y compris dans le plus familier. La sensation de décalage est une surprise d'autant plus grande quand elle se vit dans le plus banal du quotidien et ce qui, au premier abord et en apparence, parait identique.  Revenir à New York cette fois-ci est comme l'apparition progressive, sur la ligne d'horizon, de la forme de mon passé. Il y a tant de choses que je n'avais pas vues, pas comprises. Je suis passée à côté, très largement, de la culture populaire - des chanteurs, des rappeurs, des grandes équipes de basket, foot ou baseball et de leurs héros sportifs, de la vie familiale des banlieues - j'ai suivi les péripéties politiques, me suis intéressée aux évolutions sociales, à la vie des idées, à l'histoire des africains américains et aux minorités, j'ai aimé l'esthétique urbaine, exotique dans son gigantisme et ses lignes industrielles comme dans son aspect de chantier perpétuel, je me suis délectée de l'intensité artistique de la ville, émerveillée comme tout le monde par le kaléidoscope culturel que chacun peut admirer en collant son oeil sur sa lorgnette, peu importe laquelle, cela marche ici de tant de points de vue différents, mais j'ai l'impression d'être restée en dehors, de ne pas appartenir vraiment à cette ville en dépit des 16 ans vécus et des 3 enfants nés ici. Pourquoi? Peut-être parce que les Etats-Unis sont pour moi le pays des désillusions et des déceptions,  le lieu de la confrontation brutale avec le réel et la dureté du monde adulte.  L'inverse d'un rêve.  Peut–être aussi parce que New York est trop un patchwork et un lieu de passage pour qu'on y sente une personnalité marquée ou spécifique puisque tout y est, que tous y sont....Mais peut-être le magnétisme de cette ville réside-t-il précisément dans son irréductible étrangeté ; ce n'est pas moi qui résiste, c'est elle qui m'oppose une identité insaisissable et changeante. Elle interdit de s'attacher trop, que ce soit à un lieu - en perpétuel mouvement, les ouvertures et fermetures se succèdent et tel bar, café ou magasin qu'on aimait aura disparu demain, remplacé par un autre, ou même aux gens, pressés, transactionnels, vite repartis. Dans tout ce flux divers jusqu'au vertige, l'énergie créatrice est visible comme nulle part ailleurs, une puissance étonnante qui ne laisse aucun doute que New York renaitra toujours de ses cendres, comme un joli  article paru récemment dans le journal le Monde le dit très bien.  Le symbole le plus beau de la ville, ce qui s'approche le plus d'un emblème éternel, sera toujours, pour moi comme pour bien d'autres, la statue qui se dresse à l'embouchure de l'Hudson et de l'East river, à la pointe de Manhattan, nouveau colosse aux traits de femme qui continue de tendre sa torche, pour accueillir et pour éclairer, avec les mots d'Emma Lazarus gravés à ses pieds  :  

Not like the brazen giant of Greek fame,
With conquering limbs astride from land to land;
Here at our sea-washed, sunset gates shall stand
A mighty woman with a torch, whose flame
Is the imprisoned lightning, and her name
Mother of Exiles. From her beacon-hand
Glows world-wide welcome; her mild eyes command
The air-bridged harbor that twin cities frame.

"Keep, ancient lands, your storied pomp!" cries she
With silent lips. "Give me your tired, your poor,
Your huddled masses yearning to breathe free,
The wretched refuse of your teeming shore.
Send these, the homeless, tempest-tost to me,
I lift my lamp beside the golden door!"

Aujourd'hui, New York est comme les autres, figée, à côté de ses pompes, l'ombre d'elle-même, dépersonnalisée par le corona, ce virus si corrosif, sans mauvais jeu de mots.  Il attaque toutes les surfaces, et surtout ce bien si précieux de l'être ensemble,  -frustrant notre besoin d'être les uns avec les autres,  interdisant la mise en présence charnelle et incarnée des êtres, la convivialité, la fête....plus de surprise, de hasard heureux et créateur. 
 
 Comme vous, en tous cas la plupart, avant mars 2020,  je voyais les films et les séries télé sur les menaces épidémiques comme un divertissement à ranger sur l'étagère de la fiction d'épouvante et j'ai été surprise. Comme vous, je sais que la pandémie  est sans précédent, puisque jamais nous n'avons été aussi globalisés ni si nombreux, et qu'elle a des dimensions cataclysmiques parce qu'elle tue à grande échelle, et surtout parce qu'elle détruit sur son passage l'économie et la vie en société telles que nous en avions l'habitude, qu'elle menace les libertés et les droits, nous met en situation de privation individuelle et collective, nous plonge dans la peur, le stress, l'exil, et nous oblige à une réorganisation massive et radicale dans un laps de temps extraordinairement bref et nous plonge dans une peur qui nous porte dangereusement aux confins de la psychose. Nous sommes contraints à l'enfermement et à la séparation, trop proches ou trop loin de ceux que nous aimons. Nous voilà confrontés,  au quotidien, au manque et à la mort. Nous voilà aussi, tous les jours, face à la répétition fastidieuse du cycle de notre survie - les petits gestes nécessaires pour nourrir, laver, entretenir - et pour faire ce qu'il faut pour continuer, opiniâtrement, à participer au jeu social selon des modalités désormais virtuelles, dans cet espace numérique fait d'écrans qui médiatisent l'image et le son. C'est un monde sans odeur ni texture. Dans la Peste, Camus parle d'abstraction et d'une forme d'objectivité qui émergent dans l'observation et dans les rapports à soi et aux autres. Je crois qu'il parle du détachement qui se fait dans la mise à distance forcée par le confinement et les mesures prophylactiques. 

La conscience de soi et des autres est avivée dans une crise. Une simplification a lieu: on décante, on ralentit, on range, on jette, on élimine le superflu. L'appauvrissement du quotidien est une occasion d'épuration, de décantation et d'affinage (selon qu'on préfère la métaphore de l'eau ou la comparaison avec le fromage). Cela fait du bien de sortir de la course, de la frénésie, de la compétition, prendre conscience qu'on peut vivre autrement, en consommant moins. Cette crise nous montre très clairement comment le monde d'après pourrait suivre un chemin économique plus soutenable pour la planète, plus respectueux de l'environnement et des écosystèmes vivants, comment nous pourrions aussi être plus solidaires et plus justes. Le traumatisme appelle l'héroïsme. On voudrait qu'il en reste, à jamais, une transformation salvatrice, une rupture qui refonde, que d'un mal puisse sortir un bien. Mais dans les faits,  la maladie accomplit son oeuvre destructrice et enfermante- la pauvreté, que nous commencions à sérieusement réduire à l'échelle de la planète,  remonte, les gens souffrent, les injustices et inégalités augmentent, on se divise et se fragmente, les logiques capitalistiques et financières pourraient imposer un modèle susceptible de nous réduire en producteurs efficaces et obéissants de valeur, et en consommateurs non moins dociles et immobiles, privés de culture, d'art, de fête et de partage.  Comme ceux qui ont un métier de bureau et ne l'ont pas perdu, me voilà  happée dans un flux irrésistible et lassant de rendez-vous, entretiens, réunions à distance- je suis plus dépossédée que jamais de mon temps qui m'échappe et m'appelle à me coller devant un écran ou derrière un téléphone, pour faire acte de présence, donner la répartie, faire avancer une idée. Quelle comédie - on est en plein simulacre et le risque est à un moment de décrocher, de ne plus y croire - effondrement alors du théâtre et de la vie. Pour survivre et traverser, il est impératif d'y voir une période d'exception, qui a eu un début et qui aura une fin. La difficulté est l'impossibilité d'apercevoir cette fin - il n'y a pas d'échéance claire, le temps glisse. Prévoir et planifier deviennent beaucoup plus difficiles et aléatoires.  Dans tout ce brouillard épidémique, je voudrais qu'il soit possible de réussir à tracer une ligne d'horizon, et un chemin pour conduire nos pas. Je me répète chaque matin qu'il ne faut pas se décourager, ne pas céder à la peur, garder espoir, faire de l'inquiétude un aiguillon et en tirer une forme paradoxale de sérénité. Je voudrais une certitude, je n'en ai pas, s'agissant des affaires du monde, mais tout de même quelques convictions, s'agissant des principes à suivre. Ce qu'Albert Camus a dit et écrit, ce que Victor Hugo a dit et écrit, peut nous guider.  S'il est deux auteurs français que je veux recommander aujourd'hui à mes enfants de lire, c'est eux. Ne rien lâcher en matière de liberté et de justice. Persévérer, et aimer. Cela fait naïf, un peu niais presque, mais on en revient toujours là, parce que c'est vital, léger et profond, comme l'air qu'on respire....  

dimanche 15 septembre 2019

Back to the future

Est-ce l'angoisse du nid presque vide qui me pousse à me replonger dans le passé? Quoi qu'il en soit des agencements intérieurs qui se refont presqu'à mon insu alors que Youssef s'apprête à prendre son envol vers Chicago, le hasard du calendrier a mis à l'affiche du cinéma le plus proche un film récent sur la guerre d'Irak de 2003, contre laquelle j'avais tant mis de mon énergie de jeune diplomate française au Conseil de sécurité, alors que Youssef était au berceau..."Official secrets" est un film qui revient sur la manipulation délibérée du renseignement par les autorités américaines et britanniques afin d'obtenir une autorisation de la guerre par les Nations Unies, et plus précisément, sur une opération de renseignement destinée à faire pression sur les diplomates des Etats membres non permanents  du Conseil de sécurité afin qu'ils apportent leur soutien à l'opération américaine. C'est aussi un hommage vibrant au courage d'une jeune femme des services secrets britanniques qui fit fuiter un document top secret dans la presse pour tenter de susciter une mobilisation de l'opinion publique de nature à prévenir la guerre. Lorsque les opérations militaires sont finalement lancées, alors même que le Conseil de sécurité n'a pas voté de résolution pour les autoriser, elle fait le constat amer de l'échec. Jamais je n'oublierai ce traumatisme : avoir réussi à faire triompher la raison et la responsabilité dans le cadre diplomatique, avoir avec soi la majorité de l'opinion comme des Etats, mais avoir échoué à faire entendre raison au plus fort, et n'avoir pu stopper la force de déployer sa violence.  Impossible pour moi depuis d'admirer et d'aimer vraiment les Etats-Unis, qui ont pu commettre une telle injustice. Là résident sans doute les réticences et inhibitions qui m'empêchent de me sentir chez moi ici, où j'ai pourtant passé la plus grande part de ma vie d'adulte. Surmonter cette sentence inaugurale implacable face à l'histoire et subvertir le négatif m'a depuis toujours motivée. Je veux comprendre et apprendre comment transformer le noir en lumière, et c'est pourquoi l'oeuvre de Pierre Soulages m'a toujours beaucoup intriguée. Une petite rétrospective de ses oeuvres est accrochée ces jours-ci dans une galerie de l'Upper East side, qui montre bien le génie extraordinaire de cet artiste qui,  depuis un siècle, opiniâtrement, fait du noir la mise en valeur des jeux et du mystère de la lumière. Ses tableaux sont noirs, mais ils ne sont pas sombres.

samedi 7 septembre 2019

What happened?

Le temps est magnifique, l'air est cristallin et je respire la fin d'été douce et dorée, le muscle de mon mollet droit, déchiré il y a trois semaines, est guéri. Mes enfants sont en pleine santé, joyeux de leur rentrée, le boulot va bien, les collègues sympas et efficaces. Mais je panique. A l'intérieur, je fais mes comptes avec moi-même et je m'en veux, d'abord de ce que je bois (j'ai pris un café et une bière aujourd'hui) et de ce que je mange (j'aime trop le fromage et le chocolat noir),  des livres que je ne lis pas assez vite et sans les mémoriser comme il faudrait, du yoga que je pratique depuis des années sans avoir réussi à réaliser mon rêve de faire une certification de prof, des poèmes et des livres que je n'écris que dans ma tête (une synthèse de tout ce que je voudrais que mes enfants sachent sur leur famille et ce qui compte pour moi, une biographie de Souma - leur nounou égyptienne, un essai sur les non violents en pays arabes et musulmans,  des poèmes étonnés et intranquilles, qui parleraient de ces instants riches de tous les possibles qui sont le présent de chaque heure et le tissu de toute vie et qui pourtant se trouent, se nouent et parfois nous noient et nous broient,  une lecture commentée du Coran, des traductions), de mon blog en jachère, des voyages que j'aimerais entreprendre sans le faire, de la course à pied que j'aspire à pratiquer sans m'en croire vraiment capable, de mon manque d'humour et de sens de la répartie, de mon amour de la musique doublé d'une incapacité crasse à chanter comme il faut,  de ma hantise d'être rejetée et moquée et pire de déclencher des conflits, et bien sûr, de ma solitude de femme face à la suite pathétique des échecs amoureux et impasses sentimentales de ma vie.  J'ai peur de me trouver un jour rongée par l'ennui et le mépris - dans un miroir se mire l'ombre de ma psyché inversée  - une misanthrope moqueuse et excédée, trop fatiguée pour le savoir et le plaisir.  Se reposer, voilà sans doute ce que je dois apprendre ou réapprendre, mais c'est excessivement difficile car toute ma sécurité psychologique réside dans l'effort permanent de faire, d'apprendre, d'améliorer, de servir. C'est pourquoi le bouquin de Mukarami sur la course à pied me plait tant: il justifie l'aspiration à toujours tendre au dépassement, au combat incessant et toujours repris contre soi, à la non suffisance, il légitime ma façon d'être et de vivre, de dire non au monde tel qu'il est et à moi telle que je suis, de désirer et de vouloir autrement. Je n'en peux plus de l'injonction à ne pas se plaindre, à tout positiver, à accepter l'ordre des choses et le cours du monde. Etre heureux n'est plus un droit mais un devoir désormais. Alors, tant pis si je ne suis pas heureuse comme il le faudrait, et comme je ne le serai peut-être jamais. Comment le pourrais-je, avec mes chagrins d'amour trop grands, et de pire en pire, et ce sentiment lancinant de culpabilité face aux souffrances immenses que les humains infligent à d'autres humains et à la destruction de notre habitacle terrien? Je veux vivre avec ces trous d'air et mes fêlures, je tiens debout, j'avance, le mouvement est une suite de déséquilibres, c'est bien connu. Je peux endurer mais voilà, aujourd'hui, j'arrête de prétendre que cela ne fait pas mal - je le dis, je ne suis pas stoïque et je refuse de l'être - ras le bol de cette morale de l'héroïsme ordinaire, de l'éthique de la sanctification et du salut par la souffrance et l'acceptation. Je n'avais jamais senti cela à ce point - la colère et la plainte. Pourquoi ne pas oser dire ce que je déteste (autre que des évidences comme la violence et la souffrance d'autrui,  et ailleurs que dans le cocon familial - mes enfants ont la chance sans doute de savoir mieux que quiconque ce que j'aime et déteste, dans les petites et les grandes choses)? Déformation professionnelle sans doute, qui n'a fait qu'accuser un trait de caractère initial - la peur du conflit frontal parce que trop tôt soumise par l'expérience d'un rapport asymétrique dans lequel je ne pouvais, enfant, que perdre...
Le déséquilibre psychologique structurel des gens de pouvoir comme le stress servile de ceux qui les entourent  m'insupportent de plus en plus. Servir l'état et le collectif est une chose, se mettre au service d'un homme (ou d'une femme) en est une autre. Il n'est pas possible d'échapper au phénomène de cour si on entre au palais, et il y a des gens très bien qui franchissent cette porte. J'essaie de continuer à croire qu'il reste une petite main invisible grâce à laquelle du bien se fait à travers le mal et le bal des égos, et que les caprices ne sont que l'écume d'une eau qui par ailleurs étanche la soif du plus grand nombre, mais c'est parfois difficile. Que de pays qui pèsent beaucoup sur la vie des autres et qui se trouvent aujourd'hui dans des mains inquiétantes de bêtise et d'avidité (Trump, Bolsonaro, Johnson) ou de cynisme autoritaire et violent (Poutine, Xi Jinping, Sissi) voire pire (Kim Jong Un)...nous sommes chanceux, même si l'hubris de la suffisance et de l'excessive confiance en soi est un danger qui rôde chez nous aussi. Comment réussir à vivre dans un environnement et une communauté qui soient structurés autrement que par des rapports de force et de domination? Est-ce même possible? J'ai besoin de trouver une issue à cette logique des jeux de puissance et d'emprise, au delà  (ou en deçà) de la vie intérieure et spirituelle, j'ai besoin de connaître quelles sont les réponses -au plan philosophique, scientifique, politique, économique. Quelles sont les vôtres?

dimanche 22 avril 2018

Colère du matin

Les méchants gagnent. Les violents sont victorieux. Encore une conclusion schématique qui s'est brusquement formée dans mon esprit, le matin en me levant, comme la décantation des mauvais rêves de la nuit. Le problème est que ce cauchemar n'est pas une simple production de mon inconscient nocturne: il y a eu la guerre en Iraq - premier grand traumatisme pour moi: le droit et la justice ont été défaits dans le réel par le parti de la guerre, qui a imposé sa logique de violence et de force, avec les conséquences que l'on sait ; il y a maintenant la guerre en Syrie - deuxième traumatisme existentiel : le camp des violents et des injustes l'a emporté ; en Palestine, les violents - du côté d'Israël comme du Hamas, sont ceux qui mènent la danse ; en Europe, les xénophobes et les autoritaires progressent et l'égoïsme est presque devenu une vertu patriotique;  la lutte contre le terrorisme conduit les démocraties à violer et renoncer à certains de leurs principes et normes de base en matière de liberté, de justice et de respect de la vie d'autrui; les exécutions extra-judiciaires et assassinats ciblés qui faisaient problème il y a 15 ans sont aujourd'hui une pratique parfaitement admise ; des hommes brutaux se sont imposés à la tête des grandes puissances : le pouvoir est donné, ou saisi, par des hommes cyniques, qui s'imposent par le mépris, l'injustice et le mensonge. Netflix a mis en ligne une série documentaire sur Trump: on y voit comment il a fait fortune en usant d'intimidation et de racket fiscal. En Russie, inutile de revenir sur la figure autoritaire et machiste de Poutine, achetant le soutien du peuple par un mélange de fascination, de peur et de prébendes. Bref, la prime est aux violents, aux meurtriers, indifférents à la souffrance des autres - nous voilà dans le règne de l'injustice et de l'immoralité profondes, dans l'absence de tout vrai respect de l'autre. Et ceux qui se rendent coupables de tout cela ont pouvoir, richesse, succès, notoriété.  La fin justifie tous les moyens. Retour à un monde hobbesien. Me voici au point de saturation mentale et morale. Paix des cimetières, stabilité et prospérité fondées sur l'injustice et la violence, l'unité et la survie des uns au prix du sacrifice et du rejet des autres, logique de guerre permanente. Comment peut-on accepter une telle inversion des valeurs et des principes sans s'avilir ou tomber dans un absurde nihiliste ? J'oscille entre suffocation, colère, désespoir et détermination à contribuer à tracer une autre voie, une autre vision, pour que mes enfants puissent encore se projeter dans des objectifs et principes altruistes et croire à la possibilité d'un monde meilleur, plus juste, plus équilibré, plus respectueux de chacun et de la nature, moins violent. Au secours!

samedi 21 avril 2018

Rapports

En observant autour de moi les rapports entre adultes, et à force d'interroger la sorte de malaise ou de déception que j'y ai toujours trouvé, au cours des ans, dans ce pays d'Amérique, une impression diffuse s'est soudainement solidifiée en une remarque plus précise, un peu caricaturale: ici, les gens établissent et entretiennent des rapports avant tout utilitaires ou communautaires. La communauté est source de protection et d'énergie, et permet d'affronter le monde extérieur où il s'agit de gagner et de prospérer, dans des échanges contractuels, mais fondés une transaction d'intérêts. Il n'y a pas de temps  ni de place pour le reste.  J'en ai pris conscience à la faveur d'une autre observation, celle de mon entourage professionnel, où j'ai subitement compris là aussi ce qui ne m'apparaissait pas clairement mais alimente depuis toujours le sentiment de n'être pas à ma place: les membres de l'élite française, en particulier ceux qui sont passés par l'ENA, ont été formés à concevoir les relations interpersonnelles essentiellement comme des rapports de force et de pouvoir. Tout est jugé et organisé à cette aune. C'est donc un monde dangereux, qui crée le vide et la suspicion, pousse les gens à se retrancher derrière une façade qui les protège. Le personnel de l'ONU fonctionne de la même manière, en raison de la nature même des dynamiques bureaucratiques, qui empêchent la confiance. Tout cela épuise...

vendredi 20 avril 2018

Le froid revient

Le froid qui revient. Pauvre coeur troué. Tant d'années, de rencontres, de kilomètres parcourus, de choses lues et dites...j'en reviens toujours à cela, le mystère insondable qui fait qu'à cette heure, je n'arrive pas à comprendre pourquoi la cruauté continue de sévir à si grande échelle, pourquoi nous voyons la poutre dans l'oeil des autres sans voir la paille qui obstrue le nôtre, pourquoi l'amour est si difficile. Et pourtant, la laine des jours dévide un fil, il  doit bien y avoir une trame (je me le dis pour mieux m'en convaincre), quand bien même son motif me reste obscur (ma vue baisse), Pénélope tisse et retisse. Il faut accepter la perte et le dépouillement, c'est sans doute la leçon, et accueillir les occasions de réjouissance et de plaisir, quand elles viennent. Les enfants m'entourent de leurs grands bras et de leurs regards d'adolescents, avec la grâce de leur âge plein d'espoir et d'humour de vivre. J'aurais tant désiré connaître la chaleur suave d'un partage intime, au long cours, corps et âme, avec un autre tendrement aimé, qui fasse de l'altérité le ressort et le principe du quotidien, qui en exalte la douceur et la beauté. J'aurais tant souhaité constater les progrès de la paix et de la justice, et voir la violence régresser. Il n'en est rien. Le froid revient. Ici, l'hiver poursuit sa morsure un mois après l'avènement du printemps. Pauvre coeur brisé.