Un thé noir bien chaud à la main, je suis plongée dans la lecture de "Rumeurs d'Amérique" d'Alain Mabanckou, mon dernier coup de coeur littéraire - un auteur congolais longtemps résident en France et aujourd'hui établi en Californie, dont j'ai découvert les livres l'été dernier dans la librairie du musée du Quai Branly. Il vient de publier ce nouvel ouvrage, un recueil de brèves chroniques américaines. Son sens de l'observation, précis mais tendre, son style, facile sans être superficiel, sans apprêt tout en étant réfléchi, et surtout les sujets qu'il aborde, me plaisent. Le jetlag m'a fait lever tôt, j'ai un peu faim et je me laisse tenter par une tartine de pain grillé. Yann aussi, du haut de ses 15 ans d'habitude étonnamment peu pressé de manger. Alors que je commence à grignoter, il fait la grimace "- ah, dit-il, j'avais oublié que le beurre n'est pas bon ici... " Moi, je trouve un certain plaisir à cette saveur plus fade, redoublé par cette soudaine prise de conscience grâce à la remarque de mon fils - le goût du beurre est différent en Amérique! Le voyage n'est pas seulement un déplacement du regard, mais une autre expérience sensorielle, y compris dans le plus familier. La sensation de décalage est une surprise d'autant plus grande quand elle se vit dans le plus banal du quotidien et ce qui, au premier abord et en apparence, parait identique. Revenir à New York cette fois-ci est comme l'apparition progressive, sur la ligne d'horizon, de la forme de mon passé. Il y a tant de choses que je n'avais pas vues, pas comprises. Je suis passée à côté, très largement, de la culture populaire - des chanteurs, des rappeurs, des grandes équipes de basket, foot ou baseball et de leurs héros sportifs, de la vie familiale des banlieues - j'ai suivi les péripéties politiques, me suis intéressée aux évolutions sociales, à la vie des idées, à l'histoire des africains américains et aux minorités, j'ai aimé l'esthétique urbaine, exotique dans son gigantisme et ses lignes industrielles comme dans son aspect de chantier perpétuel, je me suis délectée de l'intensité artistique de la ville, émerveillée comme tout le monde par le kaléidoscope culturel que chacun peut admirer en collant son oeil sur sa lorgnette, peu importe laquelle, cela marche ici de tant de points de vue différents, mais j'ai l'impression d'être restée en dehors, de ne pas appartenir vraiment à cette ville en dépit des 16 ans vécus et des 3 enfants nés ici. Pourquoi? Peut-être parce que les Etats-Unis sont pour moi le pays des désillusions et des déceptions, le lieu de la confrontation brutale avec le réel et la dureté du monde adulte. L'inverse d'un rêve. Peut–être aussi parce que New York est trop un patchwork et un lieu de passage pour qu'on y sente une personnalité marquée ou spécifique puisque tout y est, que tous y sont....Mais peut-être le magnétisme de cette ville réside-t-il précisément dans son irréductible étrangeté ; ce n'est pas moi qui résiste, c'est elle qui m'oppose une identité insaisissable et changeante. Elle interdit de s'attacher trop, que ce soit à un lieu - en perpétuel mouvement, les ouvertures et fermetures se succèdent et tel bar, café ou magasin qu'on aimait aura disparu demain, remplacé par un autre, ou même aux gens, pressés, transactionnels, vite repartis. Dans tout ce flux divers jusqu'au vertige, l'énergie créatrice est visible comme nulle part ailleurs, une puissance étonnante qui ne laisse aucun doute que New York renaitra toujours de ses cendres, comme un joli article paru récemment dans le journal le Monde le dit très bien. Le symbole le plus beau de la ville, ce qui s'approche le plus d'un emblème éternel, sera toujours, pour moi comme pour bien d'autres, la statue qui se dresse à l'embouchure de l'Hudson et de l'East river, à la pointe de Manhattan, nouveau colosse aux traits de femme qui continue de tendre sa torche, pour accueillir et pour éclairer, avec les mots d'Emma Lazarus gravés à ses pieds :
Not like the brazen giant of Greek fame,
With conquering limbs astride from land to land;
Here at our sea-washed, sunset gates shall stand
A mighty woman with a torch, whose flame
Is the imprisoned lightning, and her name
Mother of Exiles. From her beacon-hand
Glows world-wide welcome; her mild eyes command
The air-bridged harbor that twin cities frame.
"Keep, ancient lands, your storied pomp!" cries she
With silent lips. "Give me your tired, your poor,
Your huddled masses yearning to breathe free,
The wretched refuse of your teeming shore.
Send these, the homeless, tempest-tost to me,
I lift my lamp beside the golden door!"
Aujourd'hui, New York est comme les autres, figée, à côté de ses pompes, l'ombre d'elle-même, dépersonnalisée par le corona, ce virus si corrosif, sans mauvais jeu de mots. Il attaque toutes les surfaces, et surtout ce bien si précieux de l'être ensemble, -frustrant notre besoin d'être les uns avec les autres, interdisant la mise en présence charnelle et incarnée des êtres, la convivialité, la fête....plus de surprise, de hasard heureux et créateur.
Comme vous, en tous cas la plupart, avant mars 2020, je voyais les films et les séries télé sur les menaces épidémiques comme un divertissement à ranger sur l'étagère de la fiction d'épouvante et j'ai été surprise. Comme vous, je sais que la pandémie est sans précédent, puisque jamais nous n'avons été aussi globalisés ni si nombreux, et qu'elle a des dimensions cataclysmiques parce qu'elle tue à grande échelle, et surtout parce qu'elle détruit sur son passage l'économie et la vie en société telles que nous en avions l'habitude, qu'elle menace les libertés et les droits, nous met en situation de privation individuelle et collective, nous plonge dans la peur, le stress, l'exil, et nous oblige à une réorganisation massive et radicale dans un laps de temps extraordinairement bref et nous plonge dans une peur qui nous porte dangereusement aux confins de la psychose. Nous sommes contraints à l'enfermement et à la séparation, trop proches ou trop loin de ceux que nous aimons. Nous voilà confrontés, au quotidien, au manque et à la mort. Nous voilà aussi, tous les jours, face à la répétition fastidieuse du cycle de notre survie - les petits gestes nécessaires pour nourrir, laver, entretenir - et pour faire ce qu'il faut pour continuer, opiniâtrement, à participer au jeu social selon des modalités désormais virtuelles, dans cet espace numérique fait d'écrans qui médiatisent l'image et le son. C'est un monde sans odeur ni texture. Dans la Peste, Camus parle d'abstraction et d'une forme d'objectivité qui émergent dans l'observation et dans les rapports à soi et aux autres. Je crois qu'il parle du détachement qui se fait dans la mise à distance forcée par le confinement et les mesures prophylactiques.
La conscience de soi et des autres est avivée dans une crise. Une simplification a lieu: on décante, on ralentit, on range, on jette, on élimine le superflu. L'appauvrissement du quotidien est une occasion d'épuration, de décantation et d'affinage (selon qu'on préfère la métaphore de l'eau ou la comparaison avec le fromage). Cela fait du bien de sortir de la course, de la frénésie, de la compétition, prendre conscience qu'on peut vivre autrement, en consommant moins. Cette crise nous montre très clairement comment le monde d'après pourrait suivre un chemin économique plus soutenable pour la planète, plus respectueux de l'environnement et des écosystèmes vivants, comment nous pourrions aussi être plus solidaires et plus justes. Le traumatisme appelle l'héroïsme. On voudrait qu'il en reste, à jamais, une transformation salvatrice, une rupture qui refonde, que d'un mal puisse sortir un bien. Mais dans les faits, la maladie accomplit son oeuvre destructrice et enfermante- la pauvreté, que nous commencions à sérieusement réduire à l'échelle de la planète, remonte, les gens souffrent, les injustices et inégalités augmentent, on se divise et se fragmente, les logiques capitalistiques et financières pourraient imposer un modèle susceptible de nous réduire en producteurs efficaces et obéissants de valeur, et en consommateurs non moins dociles et immobiles, privés de culture, d'art, de fête et de partage. Comme ceux qui ont un métier de bureau et ne l'ont pas perdu, me voilà happée dans un flux irrésistible et lassant de rendez-vous, entretiens, réunions à distance- je suis plus dépossédée que jamais de mon temps qui m'échappe et m'appelle à me coller devant un écran ou derrière un téléphone, pour faire acte de présence, donner la répartie, faire avancer une idée. Quelle comédie - on est en plein simulacre et le risque est à un moment de décrocher, de ne plus y croire - effondrement alors du théâtre et de la vie. Pour survivre et traverser, il est impératif d'y voir une période d'exception, qui a eu un début et qui aura une fin. La difficulté est l'impossibilité d'apercevoir cette fin - il n'y a pas d'échéance claire, le temps glisse. Prévoir et planifier deviennent beaucoup plus difficiles et aléatoires. Dans tout ce brouillard épidémique, je voudrais qu'il soit possible de réussir à tracer une ligne d'horizon, et un chemin pour conduire nos pas. Je me répète chaque matin qu'il ne faut pas se décourager, ne pas céder à la peur, garder espoir, faire de l'inquiétude un aiguillon et en tirer une forme paradoxale de sérénité. Je voudrais une certitude, je n'en ai pas, s'agissant des affaires du monde, mais tout de même quelques convictions, s'agissant des principes à suivre. Ce qu'Albert Camus a dit et écrit, ce que Victor Hugo a dit et écrit, peut nous guider. S'il est deux auteurs français que je veux recommander aujourd'hui à mes enfants de lire, c'est eux. Ne rien lâcher en matière de liberté et de justice. Persévérer, et aimer. Cela fait naïf, un peu niais presque, mais on en revient toujours là, parce que c'est vital, léger et profond, comme l'air qu'on respire....