samedi 16 décembre 2017

Charles Juliet

J'aime consigner ici mes coups de foudre littéraires. C'en est un. Immédiat et total. Charles Juliet écrit des profondeurs, il écrit comme je voudrais écrire, et sous des formes -journal, poèmes, courts romans- qui me sont familières et accessibles.  Lambeaux est un livre bouleversant. La projection de l'auteur dans l'imaginaire de sa mère est une ombre portée de la vie intérieure de l'écrivain lui-même, une réinvention intime de celle qui lui a donné le jour et qu'il n'a jamais connue. "Tes yeux. Immenses. Ton regard doux et patient où brûle ce feu qui te consume. Où sans relâche la nuit meurtrit ta lumière" (...) "Te ressusciter. Te recréer. Te dire au fil des ans et des hivers avec cette lumière qui te portait, mais qui un jour, pour ton malheur et pour le mien, s'est déchirée", écrit-il en exergue du livre. Par la magie de l'écriture, c'est comme si c'était lui, cette fois, qui la faisait entrer dans l'existence, en lui façonnant un sens, en magnifiant le trou béant de souffrance qui l'a engloutie pour y désigner la source d'une expérience spirituelle infiniment riche. Le fantôme de cette femme transfiguré en force vivace, comme un ancrage définitif dans une sagesse mystérieuse, née de l'amour deux fois anéanti qu'elle portait en elle - celui de la vie de l'esprit et celui d'un homme qui, sitôt rencontré, lui fut arraché. La beauté de la nature, "cette immensité bleue",  "lumière pâle, veloutée, et tous ces ocres, ces bruns, ces rouges, ces orange et ces mauves épandus sur les arbres", apparaît comme seul recours, mais ne suffit pas à surmonter ces "cloisons invisibles qui rendent impossible toute rencontre"  ni à combattre l'épuisement dans la solitude. "A jamais fissurée. A jamais exclue de la vie. A jamais embourbée dans une souffrance qui a pourri jusqu'à la pulpe de ton âme". Saurait-on mieux décrire le maléfice de la dépression qui a emporté sa mère et qui détruit tant de monde? Charles Juliet remonte d'une plongée dans l'obscur, et extrait, avec l'obstination d'un mineur de fond, les pierres fines d'une rencontre au-delà de soi, dont l'éclat ne ternit jamais. Des mots comme un silence tamisé, qui parlent d'un retournement paradoxal.  Sa voix rayonne d'une douceur rugueuse et puissante, capable de ressouder suffisamment l'être pour s'ouvrir à nouveau. J'admire ceux qui fréquentent ainsi l'abîme et savent reconquérir la force de pouvoir, malgré tout, se jeter dans l'arène....Gratitude est le titre du dernier tome de son journal publié le mois dernier, et j'attends avec impatience ma prochaine escapade parisienne pour aller y faire un tour.


http://www.telerama.fr/livres/gratitude,n5202602.php

https://www.franceinter.fr/emissions/remede-a-la-melancolie/remede-a-la-melancolie-15-octobre-2017

en complément, j'ajoute la recension faite dans le Monde du 22 décembre
http://www.lemonde.fr/livres/article/2017/12/25/charles-juliet-l-ame-en-paix_5234249_3260.html

et cette citation (empruntée à Thérèse d'Avila) que le journaliste insère "La connaissance de soi est avant tout une destruction douloureuse à vivre. Elle vous fait vaciller, met votre vie en jeu. C'est dans la mesure où l'on peut vivre cette expérience sans se protéger, qu'arrive un jour la nécesité de mourir à soi même. Une mutation se produit. Elle a quelque chose de radical et d'irréversible. Des énergies nouvelles surgissent"

et cet extrait, du journal de Charles Juliet

"22 juillet 2004
Si je m'ouvre au tumulte du monde, prends à nouveau conscience des graves problèmes qui secouent notre société, et si, à l'instant d'après je reviens à moi, à mon travail, je suis porté à me remettre en cause, à considérer que les notes que je recueille dans ce journal sont absolument dérisoires. C'est à chaque fois un moment difficile. Mais je réagis, m'efforce de ne pas retomber dans ce doute destructeur qui m'a si longtemps harcelé. Pour m'affermir, ne pas perdre courage, je me dis que je ne peux pas vivre hors de moi ni me couper de ce monde intérieur qui m'habite. Il détermine en grande partie ce que je suis, ce que je pense, et dans cette mesure, il me faut accepter les limites qu'il m'impose, donc cesser de tenir pour rien ce que j'écris"

samedi 8 juillet 2017

Craquelures

Mes yeux suivent les rainures des pavés, entre les carrés rouges, ma pensée serpente et se sent prisonnière de son ignorance. Je suis dans mon morceau de monde et de réalité. Tellement limité. Le sol  est plein de craquelures et pourtant me soutient. La glue de nos déceptions et impuissances, de nos pertes et de nos manques, de nos faiblesses et de nos erreurs, n'est pas plaisante, mais elle est forte, et peut-être le soubassement insoupçonné de ce qu'il y a de plus vivant et créatif.
Pourquoi en effet la part cachée de la vie,  sa face invisible, ne serait-elle pas, en fait, au moins aussi réelle et aussi importante que son aspect manifeste, telles les racines de l'arbre enfouies dans le sol qui soutiennent le tronc et les branches feuillues?
Vieux rêve d'alchimiste, de changer le plomb en or, mais après tout, sagesse pratique aussi, d'accepter qu'une boule dans le ventre, une légère pression au centre de la poitrine,  à la verticale de la gorge et du nombril soit une tension nécessaire et inhérente au désir de vivre pleinement et de trouver un sens. Pourquoi vouloir à tout prix se débarrasser de l'impression diffuse de ne pas avoir fini la tâche, de craindre de faillir, d'une manière ou d'une autre, à un devoir, une attente, une question posée, ou  au devoir d'apprendre, de travailler sur soi, de pratiquer des exercices physiques, intellectuels ou spirituels? Pourquoi faudrait-il échapper à l'angoisse d'être prise en faute, de perdre mon temps, de dilapider le peu que j'ai à vivre, de ne pas faire une différence pour le meilleur, de n'avoir pas construit d'oeuvre? Pas de doute pour moi : le plaisir est éphémère, aléatoire, vient en plus, ou pas, souvent ou rarement, mais ne peut pas être un but en soi.
Tant pis pour le mal-être et le stress, il importe seulement de les contenir au point qu'ils ne deviennent pas souffrance insupportable et paralysante. ou épuisement destructeur. Je cherche une forme d'indifférence à la question du confort ou de l'inconfort, pour calmer le soupçon de ma propre imposture. Trouver ce point où il n'y aurait plus que le mouvement et le désir d'être, avec ou sans effort, et l'amour de vivre qui conduirait à une forme de joie profonde, et durable...

dimanche 25 juin 2017

Dignité

La pauvreté, l'ignorance, la saleté, la violence et l'obscénité, ou plutôt la pauvreté et l'ignorance produisant les trois autres, saleté, obscénité et violence : je viens de refermer le livre d'Edouard Louis "Pour en finir avec Eddy Bellegueule". Aucune concession, aucune mièvrerie, mais une colère adoucie de tendresse dans son récit personnel des bas-fonds de notre ordre, ou désordre, social. Il y a une forme de vertige à lire cela en superposition d'une visite à Haïti, paradis dévasté par l'épreuve, sorte de jardin d'Eden aux arbres enchanteurs ravagé par les catastrophes naturelles et la bassesse des hommes violents et corrompus. L'injustice est le mal du siècle, au niveau national comme international, mais qui prend vraiment garde, qui, en dépit des avertissements des économistes les plus avisés, met en priorité la lutte contre les inégalités?  Vu d'avion, les montagnes sont pelées, le lit des rivières ressemble à des coulées jaunes de boue, on mesure la déforestation qui prive le pays de sa plus belle richesse. Les quartiers de Port-au-Prince font miroiter à flanc de collines des toits de tôle, les marchés étalent la misère. Pourtant, le pays veut croire à une renaissance possible, partout se dresse le témoignage de l'opiniâtre résilience des hommes et des femmes et de leur dignité jamais perdue - c'est un sentiment puissant dans le pays de Toussaint Louverture. Peut-on faire justice du destin, fracassé par la nature et les hommes? Les gens vivent sous perfusion de l'argent envoyé par la diaspora et de l'aide internationale, en dépit des intermittences de la charité mondiale qui s'amenuise à mesure que le souvenir du tremblement de terre de 2010 s'éloigne. Bien peu de pays ont donné pour financer la nouvelle approche des Nations Unies pour traiter le problème du choléra (il faudrait 400 millions de dollars, et à peine 3 millions ont été réunis pour l'heure - la France a versé son écot, même s'il reste modeste - 630 000 euros). Le président et son gouvernement affichent volonté et ambition, or il y a loin des paroles aux actes dans un état gangrené par la corruption et l'absence de justice. Alors, pour ne pas désespérer, pour y croire encore sur cette terre blessée, beaucoup se réfugient dans la religion (les évangélistes sont très actifs). On peut aussi regarder la beauté des flamboyants et des bougainvillées se détachant sur le bleu du ciel, se bercer de musique, si joyeuse et vivante dans l'île, admirer la palette naïve et chatoyante des artistes, et se souvenir de la gloire passée. Et puis, bien sûr, il y a la poésie, refuge ultime dans ce "pays où l'on doit justifier sa vie en publiant au moins un recueil de poèmes", pour reprendre les mots de Dany Laferrière dans son discours de réception à l'académie française. Dans la même intervention, Dany Laferrière cite notamment Gaston Miron, poète québécois que j'admire et dont le cri pourrait en effet être aussi celui des Haïtiens:

"Je parle avec les mots noueux de nos endurances
Nous avons soif de toutes les eaux du monde
Nous avons faim de toutes les terres du monde
Dans la liberté criée des débris d’embâcle
Nos feux de position s’allument vers le large
L’aïeule prière à nos doigts défaillante
La pauvreté luisant comme des fers à nos chevilles".

http://www.academie-francaise.fr/discours-de-reception-de-dany-laferriere

L'ART DE LIRE LA POÉSIE

Voilà une chose dont on ne parle
presque jamais et qui devrait faire
partie de notre mode de vie urbain :
la lecture de la poésie.
Depuis qu'on a quitté la campagne
pour cette vie accélérée la lecture
de la poésie est devenue aussi
essentielle que l'oxygène.
Les médecins auraient dû prescrire la poésie
comme traitement contre le stress.
Si les poètes semblent si angoissés c'est
pour que leurs lecteurs puissent mieux
respirer. D'abord un conseil : ça ne se lit
pas comme un roman. Chaque poème
est autonome. Prenez deux poèmes par jour :
un le matin et un autre le soir.
Trouvez un vers qui vous plaît et
ruminez-le durant toute la journée
jusqu'à ce qu'il s'incruste dans votre chair.

dans L'Art presque perdu de ne rien faire

dimanche 18 juin 2017

It is not well with my soul

L'American colony est un hotel fameux, en lisière de Jerusalem Est, qui voit défiler depuis près d'un siècle et demi les personnages illustres à un titre ou un autre, et procure une bulle de quiétude dans une ville blessée et durcie,  dont la mémoire se calcine au feu des haines et des gloires et l'entre-choc des passions.
Ce que j'ignorais est qu'il a été fondé vers 1881 par Horatio et Anna Spafford, un couple d'Américains évangéliques qui partirent refaire leur vie en Terre sainte après une série de morts tragiques dont la seule évocation est terrassante: disparition de leurs quatre filles dans le naufrage d'un bateau,  lors d'une traversée à l'occasion d'un voyage entrepris pour oublier la destruction par le feu de toutes leurs possessions à Chicago, puis décès du fils qu'ils eurent ensuite, emporté par la scarlatine...(deux filles nées après que le Ville du Havre eut coulé ont heureusement survécu).
J'en viens à ce qui a suscité l'envie d'écrire ces lignes: le choc ressenti en entendant, à l'occasion d'une cérémonie de commémoration de la disparition brutale du directeur exécutif du Fonds des Nations Unies pour la population, le Docteur Babatunde (un humain admirable), un cantique bien connu dans le monde anglo-saxon, souvent joué aux funérailles :"it is well with my soul", écrit par Horatio Spafford après la noyade terrifiante de ses enfants, alors qu'il voguait pour retrouver sa femme en Angleterre, "sauvée seule" comme elle le lui avait dit dans un célèbre télégramme de deux mots...un haut-le-coeur puissant s'est emparé de moi, en même temps qu'un profond désarroi - face à ce retournement intérieur de la détresse en affirmation placide et sereine de soi. Cet hymne de consolation était-ce de la bien pensance hypocrite ou un processus de protection psychologique par le déni et la pensée magique (Jésus magicien des âmes, soulagées du mal qu'il aurait pris en charge une bonne fois pour toute en mourant sur une croix)? Non, it is not well with my soul, et je préfère les vociférations et complaintes de Job, l'aveu de l'absurde sur lequel il bute et dont il fait sa foi. Etonnante colère qui s'est levée dans mon être tourmenté, mais j'y ai compris, une fois de plus, que mon intranquillité est constitutive de qui je suis, et que ce qui me fait lever chaque matin - en dehors de l'habitude - est autant cette blessure d'injustice que le plaisir de vivre,  intermittent par nature.


dimanche 12 février 2017

Dag Hammarskjöld


Il arrive, de temps à autre, que je fasse des rencontres littéraires ou intellectuelles inattendues qui ouvrent une brèche dans ma quête personnelle, inquiète et souvent confuse.  Cela peut paraître saugrenu après toutes ces années de familiarité avec les Nations Unies, mais je n'avais jamais lu encore le recueil de notes personnelles de Dag Hammarskjöld, qui fut secrétaire général des Nations Unies de 1953 à 1961, lors qu'il périt dans un accident d'avion lors d'une mission au Congo. Voici le poème qui ouvre le livre  (Markings, traduit par Leif Sjöberg et le poète W.H. Auden):

Thus it was

I am being driven forward
Into unknown land.
The pass grows steeper,
The air colder and sharper.
A wind from my unknown goal
Stirs the strings
Of expectation.

Still the question:
Shall I ever get there?
There were life resounds,
A clear pure note
In the silence.

Puis,  plus loin:

What I ask for is absurd: that life shall have a meaning. What I strive for is impossible: that my life shall acquire a meaning. I dare note believe, I don't see how I shall ever be able to believe: that I am not alone. 
Is the bleakness of this world of mine a reflection of my poverty or my honesty, a symptom of weakness or of strength, an indication that I have strayed from my path, or that I am following it? - will despair provide the answer?

et pourtant aussi ceci:
But at some moment I did answer Yes to someone - or something- and from that hour, I was certain that existence is meaningful and that, therefore, my life, in self-surrender, had a goal.

Il y a quelque chose d'extraordinairement apaisant de prendre conscience qu'un être aussi accompli que cet homme ait pu traverser une telle bataille intérieure, et que le plus grand doute, voire désespoir, puisse accompagner un effort continu de volonté et d'action au service de la recherche d'un bien commun. Voilà quelqu'un qui a su concilier une exigence sans faille de lucidité, un refus intransigeant de s'aveugler sur lui-même et le monde, sans sombrer dans la dépression paralysante ni le cynisme, ni fuir, et au contraire, plonger dans l'action, remettre 100 fois l'ouvrage sur le métier et exercer sa parole publique. Une source d'inspiration et de courage, il en faut par les temps qui courent.


dimanche 22 janvier 2017

« Il doit y avoir quelque chose d'immense qui nous échappe. »*

Dans le long tunnel, je m’obstine à marcher.  D’où me vient ce désir de tenir contre l’absurde qui m’assaille ?  J’ai peur de ces foules contraires, de leur versatilité, de notre inconséquence personnelle et collective. Un jour blanc, l’autre noir. Un morceau de terre, une communauté, une classe, une géographie contre l’autre.  Je me demande ce qui peut naître de ces convulsions, je me méfie de ce monde binaire et hobbesien où il me devient difficile d’admirer l’humain –  les discours positifs, le volontarisme optimiste, la bien-pensance humaniste, les bons sentiments me semblent creux et velléitaires dans cette période heurtée.  Je suis guettée par la colère, le mépris, le ressentiment, une forme de misanthropie politique surgie d’un désespoir philosophique de plus en plus profond.  Au fond, je comprends bien ce qui se passe : nous sommes dans un moment extraordinairement négatif – une négativité qui ronge, corrode, dissout : absence de ciel, inanité des valeurs,  disparition des idéaux, écroulement du sens, pulvérisation de la vérité, émiettement du pouvoir.  Toutes formes de croyances apparaissent bouffonnes ou bien s’incarnent en identités sectaires et dangereuses.

Alors, c’est chacun pour soi – on se replie sur nos plus sûrs instincts – survivre et se perpétuer.  Selon les conditions de chacun, ce sera la lutte quotidienne pour son pain, l’accumulation frénétique ou l’hédonisme consumériste. En politique, cela donne le populisme : protectionnisme, nationalisme exclusif et xénophobe, rejet des élites et de la représentation. Comment prétendre penser, comment oser proposer quelque parole que ce soit qui ne tombe pas aussitôt sous le soupçon de la propagande, de la manipulation ou de la naïveté ? Et pourtant, je tiens, il y a en moi cette invraisemblable détermination à vouloir affirmer, en paroles et en actes, qu’il y a une bonté possible, qu’on peut se faire mutuellement un peu de bien, et, pour reprendre la phrase d’André Breton, qu’il « doit y avoir quelque chose d’immense qui nous échappe. » 

Comme tout le monde, je rêve de leaders politiques qui puissent parler avec justesse et agir avec justice, se montrer crédibles dans leurs paroles et efficaces dans leurs actions, capables d’un équilibre convaincant entre les intérêts et les valeurs.  Mais est-ce seulement possible ? Les conditions du savoir et du pouvoir n’ont elles pas tellement évolué que ce n’est plus qu’une utopie d’un autre temps? Alors, dites-moi, comment je fais, dans ce vaste cirque, pour donner à mon fils de quoi trouver une motivation profonde qui aille au-delà de la satisfaction instinctive de ses besoins et pulsions, et lui permette de puiser la force de poursuivre un vrai désir et l’envie de construire un projet ou même une oeuvre?  La chance est peut-être là, dans la pléthore de dirigeants qui sont autant d’anti-modèles,  suffisamment repoussoirs pour provoquer un sursaut, comme on l’a vu hier sous nos fenêtres, ces centaines de milliers de femmes et d’hommes avec elles venus affirmer leur attachement aux droits et avertir leur nouveau président qu’il ne saurait y toucher. J’aimerais qu’il y ait de quoi parler à l’élan rebelle de l’adolescence, instiller suffisamment de désir  d’un autre possible pour qu’ils s’embarquent vaillamment dans une aventure qui soit autre chose que la soumission passive aux artifices des écrans…

* Extraite d’une lettre du 7 février 1925 à Simone Kahn:
“Qu’est-ce que peut bien me faire la question bolcheviste ou la question juive les jours en somme si nombreux où je me sens à peine le temps de vivre, où je suis à peine capable de vivre ? J’aimerais mieux apprendre à vivre que de collaborer à toutes ces feuilles dans lesquelles mon nom me fait à certains moments l’effet d’une mauvaise plaisanterie, car je ne suis guère qualifié pour parler de rien, ni moi ni les autres, d’ailleurs. Arriverai-je seulement à faire un jour autorité en moi ? Cette « Révolution » même, je la perds aujourd’hui de vue. Qui sait si la Liberté est bien la fin dernière ? Je ne vois ce soir qu’un grand remous, que l’idée même de la liberté n’éclaire pas. Il doit y avoir quelque chose d’immense qui nous échappe.”


mardi 3 janvier 2017

Aube grise


Les déchirures de l’âme font-elles de beaux poèmes? La brume est froide dans la nuit new yorkaise. Il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville a écrit un jour Verlaine. L’année peine à naître dans la lumière grise.  L'atmosphère est noire et le pavé luisant. L’avenir informe me prend dans sa pince.  Je voudrais sourire. Les amis se rassemblent,  parlent légèrement de choses graves, anesthésient leurs blessures d’avoir été tant déçus. La souffrance mord un peu plus, à l’intérieur, en pleine poitrine. Les visages connus se sourient, en sablant le champagne, sirotant quelques bulles pour se réchauffer un instant.  Tout n’est pas un simple divertissement absurde, les regards échangent une lueur de reconnaissance, bienveillante, compatissante, entre adultes qui ont déjà un peu vécu.  Vous avez toute ma gratitude, vous savez ? L’histoire agite des idées noires,  des souvenirs d’époques réactionnaires et populistes, se replie sur une mémoire fermée et craintive. Je suis prise comme les autres dans ce courant tandis qu’en moi souffle la bise.  La souffrance colle sous la peau, l’écrire détache un peu.  J’aimerais rire. Mon cœur suffoque. Restent les rêves d’un paradis à peine entrevu – l’union et la communion vraies sont-elles même possibles ?-, les bribes d’une foi en l’humain que je cherche à soigner, obstinément, pour trouver une brèche dans cette voute trop sombre. Destinées personnelles et infortunes collectives se croisent. Il faut tenir face au vent. Il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville. J’attendrai l’aube.