dimanche 27 janvier 2013

Sur la nappe d'un étang glacé

Les guerres font la hune, aujourd'hui comme hier. Dans le froid brisant de l'hiver, Yann m'a demandé l'autre jour en marchant vers l'arrêt du bus de lui raconter "les guerres"- à vrai dire celle qui l'occupait était la première guerre mondiale. Combien de morts en France? 1,4 million (plus de 20 millions au total pour l'ensemble des pays) - un chiffre astronomique quand on pense que la population totale était moins du tiers de la population actuelle. La seconde guerre mondiale a été pire encore (40 à 60 millions de morts en tout, un demi-million en France)...De ce point de vue, la guerre en Syrie, si sanglante soit-elle, reste bien en deca - 60,000 morts en deux ans- et l'on voit pourquoi sur l'échéance du temps long l'une et l'autre partie semble prête à se battre longtemps et à subir des pertes considérables. C'est à mesure de l'enjeu.   Par association, et à la recherche de ce que les périodes de guerre avaient pu inspirer aux artistes, avec en résonance la très belle exposition sur Picasso en "Blanc et Noir", une rétrospective de son oeuvre au Guggenheim qui montre très clairement la césure que représentent les deux conflits mondiaux dans l'évolution de son art tant au niveau du style que des sujets choisis, j'ai  ouvert des recueils de poèmes écrits pendant ou juste après la seconde guerre mondiale - René Char avec "fureur et mystère" et Louis Aragon de "La Diane francaise", dont vous trouverez deux brefs extraits ci-dessous.

Sur la nappe d'un étang glacé

Je t'aime
Hiver aux graines belliqueuses.
Maintenant ton image luit
Là où son coeur s'est penché.

René Char, Fureur et mystère



Je ne connais pas cet homme

Trouver des mots à l'échelle du vent
Trouver des mots qui pratiquent des brèches
Dans le sommeil comme un soleil levant
Des mots qui soient à nos soifs une eau fraîche

Trouer des mots forts comme la folie
Trouver des mots couleur de tous les jours
Trouver des mots que personne n'oublie
Feux pour l'aveugle et tonnerres au sourd

Pour ne pas lire aux lèvres qui parlaient
A quelle nuit nos yeux se condamnèrent
Quand les martyrs criaient à chaque plaie
Le violon terrible de leurs nerfs

Pendant ce temps qu'avez-vous inventé
Vous fredonniez vos anciennes caroles
Des mots sans suite et doux d'être chantés
Sur les tombeaux dansent les flammeroles

Dans quel silence infiniment tomba
ce lourd remords de garder le silence
Et votre coeur fut le volet qui bat
Dans l'insomnie un mur de faux-semblance

Coeur ou caillou puisqu'un jour nous dirons
de l'Homme je ne connais pas cet homme
Nous porterons la rougeur à nos fronts
D'avoir trahi ce que nous mêmes nous sommes

C'était avant que le sang ne séchât
Portant sa croix et souffrant son calvaire
Que j'ai nommé Jésus sous les crachats
Avec des mots comme des yeux ouverts

Avec des mots échelle du vent
Avec des mots où notre amour se fonde
Avec des mots comme un soleil levant
Avec des mots simples comme le monde

Louis Aragon, La Diane francaise

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