samedi 25 septembre 2021

Métaphores aquatiques

 En pays assoiffé et Mahmoud ou la montée des eaux, mes deux lectures de cette fin de semaine. Elles me font entrer dans une étrange paix, paradoxale. La voix d'une femme écrivain tunisienne et celle d'un homme belge la prêtant à un vieux poète syrien et à sa femme poète elle aussi. L'une parle de la soif d'amour et de sens dans un monde asséché par la brutalité des injustices sociales, des espoirs politiques déçus, de la violence terroriste comme une vengeance démente, l'autre évoque l'eau comme le reposoir des souvenirs, la mémoire de ce qui fut et qui reste, en nous, matriciel, l'enveloppe qui recouvre le fondement enseveli mais intact. Un livre sur l'insondable catastrophe que l'attentat du musée du Bardo représente pour la jeune démocratie tunisienne et l'autre sur les horreurs et outrages indicibles commis par Bachar el Assad, dont aucune eau ne peut laver les criminelles violences.

Il y a aussi, en fond rétinien, l'océan de livres - encore une image aquatique-, qui m'attire chaque semaine dans les étals de la Fnac ou des autres librairies et qui me donne le vertige. Le langage des livres est une eau - parce qu'il est nourriture vitale, qu'il nous relie entre nous et à travers les âges. Même s'il y a trop de livres sans force poétique, écrits trop vite, ou écrits non pas pour dire mais pour vendre, le nombre de ceux qui expriment la subtilité et la grâce de la pensée et des émotions humaines, qui témoigne de l'énergie créative des humains, de leur pouvoir connaissant et aimant,  me sidère et m'émerveille.

Dans les deux livres, il y a aussi de très belles évocations de l'amour et la mystérieuse alchimie qu'il opère entre deux êtres, leurs corps et leurs âmes.


"Sa peau à elle? Elle ne sait où elle commence, où elle finit. Le désir pénètre la terre pour la pétrir et tout se mélange. Chacun s'aperçoit qu'en lui sommeille une énigme, mais qui lui appartient à peine. En sondant celle de Taha, Nojoum tombe sur la sienne, qui lui échappait. Il la révèle à elle-même. Elle sent son coeur à lui battre dans ses veines à elle, dans ses sens exaltés. L'air qu'il lui chante se confond avec sa propre respiration (...) Dès qu'il pose sur elle son regard, que ses doigts l'effleurent, elle est délivrée du malheur de la pierre, possède une force inouïe, et autant d'assurance que si elle avait toujours été belle, qu'elle s'était toujours confondue avec la douceur de l'air, l'éclat du soleil, l'énergie subite du vent."  (Emna Belhaj Yahia, En pays assoiffé, p. 45)

"Quand on a perdu un enfant, ou plusieurs enfants, ou un frère, ou n'importe qui comptant follement pour nous, alors on ne peut plus avoir un buisson de lumière dans le coeur. On ne peut plus avoir qu'un ridicule morceau de joie. Un fétu minuscule. Et on se sent comme moi depuis tout ce temps: séparé. Détruit."


"Va savoir, avec lui.

La tête entre les mains, il parle.

J'entends ses mots.

Plus tard, il sort avec un tas de petites tartines

emballées dans de la cellophane.

Des tartines coupées au cordeau.

Des choses bien faites.

De la pureté.

La nostalgie est une chose pure.

Tous les matins, il les prépare.

Du pain au concombre avec une pointe de sel

et d'huile d'olive, qu'il dépose religieusement

sur les piles de pierres érigées plus tôt, trois, en sorte

qu'on peut voir trois piles de tartines en équilibre

sur trois piles de pierres, juste devant le lac.

Son lac.

Il ne les mange pas.

Quand il a terminé, il attend en regardant 

loin devant lui.

Il fixe les eaux, touche son masque.

Mais ne plonge pas.

Le regard arrimé à la gigantesque paroi du barrage,

là, à plusieurs kilomètres sur l'autre rive,

il sourit, faisant le geste de toucher quelqu'un.

Puis il marche jusqu'à la balancelle qu'il a fixée

à ce vieux chêne, et se met à pousser comme si

quelque petit garçon ou quelque petite fille avait

la chance de s'y trouver.

Et au loin, à peine perceptible, la musique

de sa voix qui n'arrête pas de chanter.

Le combat de la brèche avec le désir de lumière

Le combat de l'escalier avec le pas de géant du soleil

Le combat de la solitude avec une chanson

Quand elles s'approchent de trop près, il brandit

le poing en direction des mouettes et protège,

de l'autre, les piles  de pain emballées sur la pierre.

Puis il revient pousser la balancelle comme si c'était

la chose la plus importante au monde.

Comme quand il cuisine.

Ou quand il écrit.

Qu'il m'aimait.

Il regarde son cabanon juste au-dessus de lui,

au-dessus du chêne, contre l'aven de pierre où

il a cru bon de le construire. Sous le soleil.

Je vois ses yeux briller.

Ferme les yeux, Mahmoud.

La vie est belle, mais elle est vide.

La balancelle danse, se mêlant aux nuages de plus

en plus sombres, aux broussailles entre la rive

et le sentier par où l'on vient, mais lui s'est installé

sur son siège en osier, a sorti son carnet et entrepris

de dessiner le lac, ses mouettes, ainsi que les trois cairns faits

de sable et de mica.

Il ne dessine rien d'autre.

Il tient son stylo légendaire au-dessus de la page,

mais il n'y écrit rien.

Il s'allume une cigarette.

Ferme les yeux.

Mon amour.

A présent je peux dire amour.

Peu à peu, se rendant compte qu'il chantonne

Depuis un moment, il sourit et referme son carnet.

Se lève.

Place la barque sur l'eau.

S'y installe et se met à ramer.

Moi, femme des naufrages et des furieux requins,

je fixe la balancelle qui continue de danser avec, dessus, le

corps-fantôme des jeunes enfants.

Moi aussi, tu sais, j'ai aimé un homme.

Moi aussi, j'ai été amoureuse.

C'était un homme qui n'était plus tout jeune,

car avant de me connaître, il avait eu une vie.

Il s'était marié. Avait eu un enfant.

J'ai aimé cet homme comme jamais.

J'ai aimé les boucles de ses cheveux, son rire.

Sa façon de ne pas se soumettre. Sa liberté de ton.

Sa folie. La douceur de son écriture, son mordant.

(...).

Ecrire le dévorait.

Il y mettait sa vie.

Or écrire je pensais, non j'en étais sûre comme

on est sûr de porter la vie, doit être une chose simple, ou

alors elle est intenable.

Comme vivre et comme aimer.

(...)

A l'époque, je n'avais jamais vu autant de force chez

quelqu'un. Tu ne reculais devant rien. Un miracle,

la liberté n'ayant rien d'un sport national

par chez nous.

Ailleurs, elle est sur toutes les bouches.

Chez nous, elle coud les lèvres de ceux 

qui en parlent.

Car telle fut la devise de nos dirigeants:

nous changer en moutons doublés de pauvres ignares,

afin de pouvoir nous manipuler à leur guise,

qu'il pleuve ou qu'il vente.

Si bien que lorsque l'homme que j'aimais (toi, idiot,

oui!) a dévié des cases de la route du parti, on l'a jeté

en prison.

Moi non plus, je n'oublie rien.

Quand il est sorti, la lumière avait déserté

son regard, il ne parlait pratiquement plus.

Il emmenait les enfants au lac.

Il les installait sur sa barque.

Ensuite ils pique-niquaient et chassaient

les mouettes avec toutes sortes d'armes fabriquées mains.

Il s'efforçait de rire.

Et eux aussi riaient, ne se doutant pas un seul

instant du gouffre que cache parfois le rire d'un père.

De ses envies de se défenestrer.

De sa rage.

Les coups qu'il se donnait pour punir et bannir

la violence que la prison avait semée en lui.

L'abrutir.

Sa façon d'ahaner, sitôt qu'il montait à l'échelle

pour cueillir les fruits du prunier.

Les nuits où je le trouvais en larmes,

fixant son stylo comme le dernier ami à qui

il pouvait se confier.

J'ai eu peur de cet homme, Mahmoud.

Et pourtant lui aussi je l'ai aimé follement.

A présent, c'est un vieux sage.

Elmachi!

On le dit fou.

Mais je l'aime encore, car je le reconnais.

Rien n'a changé.

Pour l'heure, je marche à ses côtés dans les vieilles rues

d'Alep. Sa main chaude sous la mienne et

ses grosses lunettes de soleil que je n'aime pas

et n'ai jamais aimées, sombres comme les yeux

des morts.

Je suis place Saint-Sulpice et le regarde signer

ses livres pour ces fiers Parisiens massés tout

contre lui.

Il rit.

Il parle aux Parisiens de nos trois jeunes et beux

enfants.

Brahim, Salim et Nazifé.

Il dit leurs noms.

Il les répète en continu et me viennent des

buissons de lumière partout dans la poitrine.

Puis il me fixe et me présente à eux.

Ma femme, Sarah.

Il me présente à eux qui ne comprennent qu'à moitié 

ce qu'il raconte.

Il leur lit un de mes poèmes (oui, à moi, femme du poète

Elmachi) où je dis que les mots sont la main visible du

silence, la forme qu'il revêt pour être compris de nous.

C'est elle qu'il faudrait lire, dit-il.

Sarah.

A nouveau, mon nom.

Et soudain, le siècle brille.

Je le regarde.

C'est lui.

Il entasse des pierres sur la plage et je lui parle.

Je n'arrête pas de lui parler.

Amour, dis-je

Rentre avant la tombée du jour. "

(Antoine Wauters, Mahmoud ou la montée des eaux, pp 39-44)






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