dimanche 11 février 2018

Me too?

Tant de femmes agressées. Avant-hier, hier, aujourd'hui ; au fil des millénaires, des siècles, des années et des jours.  Violence. Abus. Exploitation.  Humiliation. Brutalisées, abandonnées, sacrifiées,  elles subissent le pire là où la force du patriarcat, la pauvreté et les inégalités se conjuguent pour les reléguer au bas de l'ordre social et les condamner à une vie d'oppression à tous les niveaux. Quand la misère sévit, les femmes souffrent encore plus, c'est une évidence.  Nous, femmes d'occident et de pays riches, sommes des privilégiées  et nous avons, de ce fait, une responsabilité supplémentaire, un devoir premier de solidarité (ce qui n'enlève rien à la responsabilité des hommes, plus importante compte-tenu de leur puissance et richesse supérieures - qu'il s'agisse des occidentaux en général ou, ailleurs, des hommes de pouvoir).

La profonde inégalité du monde, le rapport de domination établi par les hommes sont un donné structuré et structurant de la condition humaine qui n'a émergé à ma conscience que progressivement, et je dois dire, tardivement - je ne m'en suis pas préoccupée avant d'entrer dans la vie professionnelle.  Je ne voyais que la chance incroyable que j'avais, qui m'interdisait de jeter un regard vraiment critique et encore plus de considérer que je pouvais être une victime, fut-ce seulement indirectement par appartenance à un groupe - celui des femmes- maltraité historiquement et toujours second dans l'ordonnancement de l'économie et du pouvoir.  Contrairement à mes grands-mères et à ma mère, j'arrivais à l'âge adulte en  jouissant vraiment des mêmes droits, des mêmes libertés, des mêmes possibilités que les garçons et jeunes hommes de mon âge. La bataille historique était gagnée. Les générations précédentes avaient fait le travail. Du moins, je croyais. On pouvait porter la lutte et l'attention ailleurs. Ce qui me hantait était l'injustice et le mal que les humains font aux autres humains - l'absurdité des souffrances, la dureté des inégalités et la folie de la guerre. Je n'avais pas une pensée "genrée". 

Cela a changé avec l'entrée dans la vie active et s'est approfondi au fil du temps. En quittant un monde étudiant égalitaire, ce que je ne voyais pas encore m'est apparu: le déséquilibre numérique aux postes de responsabilité et la persistance de modes d'organisation laissant aux femmes la charge première de la sphère privée et familiale. Le partage des tâches professionnelles n'était pas accompagné par un mouvement de partage équivalent des tâches domestiques. L'égalité était un postulat, mais souffrait d'un déni de réalité. J'en reste profondément convaincue aujourd'hui: tant que les hommes n'investiront pas autant que les femmes la sphère familiale et privée, les déséquilibres et le rapport de domination social, politique et économique et toutes les injustices et souffrances qu'ils génèrent perdureront. Le livre récent d'Olivia Gazalé, le mythe de la virilité, est un exposé magistral de la construction de ce rapport de domination au fil de l'histoire, et de l'enfermement collectif qu'il représente, tant pour les femmes que pour les hommes eux-mêmes.  Nous, les femmes, avons depuis deux siècles, considérablement travaillé et réfléchi à notre "condition" - c'est un mouvement réel de libération individuelle et collective. Les hommes aujourd'hui, souffrent  de ne pas bénéficier d'un héritage et corpus équivalent sur la "condition masculine". J'aime à dire, en plaisant à moitié, que nous avons besoin d'un mouvement de libération des hommes, mais je le pense vraiment - que les hommes se libèrent de leurs conditionnements serait salutaire pour tous. Fort heureusement, ils sont de plus en plus nombreux à entamer ce travail, à remettre en cause les schémas du passé, à porter un autre regard sur eux-mêmes et sur les femmes, à vivre et à travailler autrement, à faire une place égale aux femmes, et à vouloir, pour leurs filles, la même chose que pour leurs fils et pour eux-mêmes.  J'ai rencontré et travaillé avec beaucoup d'hommes formidables de ce point de vue là. 

Après celle de l'accès des femmes au monde du travail et à tous les postes de responsabilité dans celui-ci, la bataille de la parité est double pour les hommes: celle du plein partage des responsabilités domestiques et parentales (objectif pour lequel les femmes ont aussi leur part de chemin à faire) et celle de leur investissement dans les secteurs d'activité professionnelle caractérisés par des taux de féminisation très élevé. Instituteurs, infirmiers, assistants sociaux, psychologues: il faudrait davantage d'hommes pour notre bien être collectif et en particulier celui de nos enfants.  Il faut en finir avec un modèle et une répartition vouant les femmes aux professions de service, y compris le service public, et aux hommes celles où l'on peut gagner le plus d'argent ou exercer le plus de pouvoir ou de puissance.  Hommes et femmes ne sont pas identiques, mais ils sont appelés aux mêmes fonctions. La différence n'est pas ontologique, elle est sexuée - sa raison d'être est biologique: assurer la reproduction de l'espèce. Il faut tenir compte des différences physiques et psychologiques entre hommes et femmes, de leurs rythmes biologiques propres, mais cela ne saurait, en aucun cas, justifier une ségrégation des rôles, des fonctions et responsabilités - sur le plan social, économique, politique, familial, intellectuel, scientifique, moral ou spirituel. L'égalité doit être totale et complète.  Y parvenir implique une transformation radicale, un ré-agencement profond. Cela ne peut pas être brutal, donc cela ne peut pas prendre une forme révolutionnaire. Cependant, l'objectif et le résultat sont bien ceux d'une révolution: un bouleversement et une restructuration complète de l'ordre social ancien.  

Et cela commence dans nos têtes: alors que tout mon parcours professionnel participe, entre autres (j'ai bien d'autres motivations en sus de celle-là), à la volonté de démontrer et pratiquer cette égalité, je dois lutter, continuellement, contre le sentiment d'être moins capable et, de facto, contre une capacité moindre à m'affirmer et m'exprimer publiquement. Je reste intérieurement, trop souvent, tétanisée. J'ai longtemps pensé que c'était uniquement une question de personnalité - une faille d'introvertie (et cela l'est, en effet, en grande partie). Mais je dois faire le constat aujourd'hui que c'est aussi une intériorisation collective des femmes (et peut-être davantage les femmes françaises, germaniques ou latines que celles qui appartiennent au monde anglo-saxon), le résultat de la fameuse auto-censure ou du syndrome de l'imposteur brillamment dénoncés il y a quelques années par Sheryl Sandberg dans son best-seller "Lean in". 

La vague de témoignages déclenchée par le mouvement #Metoo m'a d'abord sidérée et laissée sans voix: j'ai été intérieurement terrassée d'apprendre que tant de femmes, là où je vis, aux Etats-Unis et en France, avaient été et continuaient d'être les victimes d'agressions et abus sexuels aussi graves et en aussi grand nombre, y compris dans des milieux sociaux aisés et a priori plus protégés. Une fois de plus, je me suis sentie terriblement privilégiée et chanceuse - d'avoir échappé à toute agression sexuelle, et responsable - de chercher à contribuer à en finir avec ce type de violence.  J'avais surtout réfléchi à la question de l'inégalité professionnelle, économique et sociale des femmes, mais en fait assez peu aux comportements sexistes et au machisme sexuel, et je me suis sentie prise au dépourvu: comment une telle omerta a-t-elle été possible?  Nous avons accepté et nourri le silence et celui-ci m'a rendue aveugle et sourde, y compris à ma propre expérience: au départ, je ne me suis pas sentie concernée et ai pensé que j'avais été heureusement épargnée,  il m'a fallu des semaines pour me remémorer les anecdotes, certaines remarques sexistes ou des choses beaucoup moins anodines et leur donner leur vraie étiquette. Ce faisant, il m'est apparu clairement que c'est dans les situations de plus grande vulnérabilité (jeune, étudiante, jeune professionnelle, jeune mère) que j'ai été le plus exposée au sexisme comme au machisme sexuel (se faire toucher les cheveux dans un ascenseur par un haut responsable par exemple, ou poussée à accepter un flirt appuyé dans le cadre d'un job étudiant). Acquérir un statut social et gagner en pouvoir au plan professionnel m'a protégée.  Il faut donc, en priorité, protéger les femmes les plus vulnérables - que leur vulnérabilité relève de leur âge (les plus jeunes, les plus âgées et dépendantes), de leur statut social, de leur précarité économique ou de leurs positions professionnelles subalternes, et, surtout, leur donner les moyens de ne plus être victimes et de gagner en capacité et en pouvoir. En anglais, cela s'appelle "empowerment". Ce n'est pas un vain slogan, cela doit être notre objectif. 








samedi 27 janvier 2018

Pensées d'hiver

Sur un chemin de brouillard, ma vue est embuée de sa glue monotone. Pourquoi suivre une route cérébrale jonchée de pensées d'une telle pesanteur? Les phrases claudiquent et agitent leur gravité d'épouvantail,  pour faire le ménage et se protéger un peu. Voyez-vous, ma marche est une fuite sous la poussée d'un sentiment de faute, irrépressible culpabilité du fond des âges, limon d'histoire et de non-dits, où s'enlise mon intelligence. Elle m'enfonce dans notre proto-mémoire - individu, famille, nation, humanité  entière, je sens que tout est là.
L'univers du dehors et celui du dedans me pèsent ; je suis, comme chacun, la fine lisière entre ces deux abîmes, membrane sous tension, lieu d'un échange osmotique aussi vital que mystérieux, où je cherche la sagesse, et d'où peut-être provient parfois l'extase.
Ma page d'écriture est ainsi nécessaire, pour me tenir sur le seuil des deux mondes, au point de frottement de leurs vibrations qui s'accordent et se désaccordent sans cesse. Les trous qui me percent sur cette frontière mentale, dans cette joute existentielle, se font  mots, sons, comme gage tangible de la conscience sans laquelle nous ne sommes plus rien.

Le petit matin fait le décompte des terreurs nocturnes
Le dormeur a lutté avec les démons ancestraux et tremblé que le grand temple ne s'effondre à nouveau
Il y aura tant de morts sous les décombres
Je vois en songe les éboulis d'un gratte-ciel soviétique planté sur Manhattan, les flèches cassées de roses des vents inutiles, la poussière funéraire collée à la peau et flottant entre les ruines.
Comment empêcher la destruction et le ravage, refermer les portes de l'enfer?
Voyez l'atrocité commise ailleurs, l'indicible abomination - les yeux de l'humanité entière n'ont pas assez de larmes pour laver la honte des horreurs. Jamais plus, vous disiez? Le spectre effroyable d'une violence absolue, d'une volonté de pouvoir implacable, d'une logique broyeuse d'humanité a ressurgi à nouveau - pleurez au moins, hommes violents, rasez vos têtes - comment pourrons-nous conjurer la puissance négative de tant de souffrances infligées et subies?
La vigilance habite celui qui se réveille et ne quittera plus son esprit aux aguets,
Il attend la prochaine catastrophe née de la furie des hommes ou de leur incurie
Au temps de la vulnérabilité de masse
J'ai peur du travail de la peur en nous
J'ausculte les volontés éreintées dans les visages sombres
Mais au détour des rues monte l'odeur des feuilles mouillées après la pluie
La senteur  de la terre détrempée par les eaux
L'air tiède érode les dagues sonores de la ville 
La ville dans son habit de béton ne résiste pas
Les murs se drapent du parfum d'un champignon d'automne
A cela je n'ai pas renoncé
Aux souvenirs enchantés de l'enfance
A la bienveillance naturelle
A la mémoire éparse de promenades dans les bois, en chasse de girolles
Je me rappelle l'aube humide montant du parc à travers les persiennes
L'imprégnation des arbres et l'amour pour ces êtres végétaux,
Leur présence forte et tranquille,
Nos compagnons silencieux dans leur grâce presqu'immobile.


La mère ne doit pas être dévorée pour continuer à nourrir
L'enfant a toujours faim
Dans la nuit
Je suis là pour faire pièce à l'angoisse
Une poitrine chaude offerte pour triompher du froid
Trouver le point d'équilibre qui protège le vivant
Entre don et régénération
Là où ce n'est pas vie contre vie mais vie pour vie
Un long balancement
Jusqu'au soir de l'épuisement ultime
Et s'il y a eu oeuvre
La nourriture ne demeure-t-elle pas?
L'éphémère tourné en levain
Non plus soi mais l'oeuvre agissante au-delà
Temporalité personnelle tellement condensée et vécue qu’elle en dissout ses bornes



Le chagrin est une pierre au centre du corps, le diffuseur d'un poison qui refroidit et décolore le monde
Comment soigner la douleur irrémédiable d'avoir perdu la connexion profonde sans laquelle je ne puis ni penser ni sentir
Je cherche une nouvelle voie, un accès,
La tristesse emmure le désir
C'est un donjon temporaire qui protège du pire, un simple ralentissement et une protection de l'être
Je vous parle de ce lieu mutique à l'intime de soi, une tour d'où je vois l'ample tapisserie des souffrances humaines, en sus de ma tristesse, la mienne, issue de l'abandon,
Ne pas être triste serait être fausse, mais je voudrais que l'empathie n'engloutisse pas l'élan dans le désespoir
Je suis dans la désolation, la solitude,
Calice amer d'injustices inconscientes, pourquoi mon âme s'est-elle ainsi dévoyée, comment suis-je parvenue à un tel fourvoiement?

La pureté lumineuse du froid aiguise les esprits sous les chapeaux de laine
Les tessons de glace crissent sous les bottes des passants
Les poi
ngs serrés sous les galuches de givre,  je suis livrée à mon combat avec le sort
O douleur blanche qui annihile, j'interroge l'infini des questions
Seule dans l'apnée de ma mémoire
Tu ne viendras pas, je le sais, mais qui d'autre?
Etrange nuit que celle que nous explorons ensemble
Chasseurs d'un désir qui nous a désertés à l'envers de l'horizon
Les nuages dans t
es yeux m'attendrissent
Je
traque un feu absent
La cendre est douce et légère
Un tas tranquille au fond de l'âtre vide
Jusqu'au prochain coup de vent

Ataraxie de l'être convalescent




samedi 16 décembre 2017

Charles Juliet

J'aime consigner ici mes coups de foudre littéraires. C'en est un. Immédiat et total. Charles Juliet écrit des profondeurs, il écrit comme je voudrais écrire, et sous des formes -journal, poèmes, courts romans- qui me sont familières et accessibles.  Lambeaux est un livre bouleversant. La projection de l'auteur dans l'imaginaire de sa mère est une ombre portée de la vie intérieure de l'écrivain lui-même, une réinvention intime de celle qui lui a donné le jour et qu'il n'a jamais connue. "Tes yeux. Immenses. Ton regard doux et patient où brûle ce feu qui te consume. Où sans relâche la nuit meurtrit ta lumière" (...) "Te ressusciter. Te recréer. Te dire au fil des ans et des hivers avec cette lumière qui te portait, mais qui un jour, pour ton malheur et pour le mien, s'est déchirée", écrit-il en exergue du livre. Par la magie de l'écriture, c'est comme si c'était lui, cette fois, qui la faisait entrer dans l'existence, en lui façonnant un sens, en magnifiant le trou béant de souffrance qui l'a engloutie pour y désigner la source d'une expérience spirituelle infiniment riche. Le fantôme de cette femme transfiguré en force vivace, comme un ancrage définitif dans une sagesse mystérieuse, née de l'amour deux fois anéanti qu'elle portait en elle - celui de la vie de l'esprit et celui d'un homme qui, sitôt rencontré, lui fut arraché. La beauté de la nature, "cette immensité bleue",  "lumière pâle, veloutée, et tous ces ocres, ces bruns, ces rouges, ces orange et ces mauves épandus sur les arbres", apparaît comme seul recours, mais ne suffit pas à surmonter ces "cloisons invisibles qui rendent impossible toute rencontre"  ni à combattre l'épuisement dans la solitude. "A jamais fissurée. A jamais exclue de la vie. A jamais embourbée dans une souffrance qui a pourri jusqu'à la pulpe de ton âme". Saurait-on mieux décrire le maléfice de la dépression qui a emporté sa mère et qui détruit tant de monde? Charles Juliet remonte d'une plongée dans l'obscur, et extrait, avec l'obstination d'un mineur de fond, les pierres fines d'une rencontre au-delà de soi, dont l'éclat ne ternit jamais. Des mots comme un silence tamisé, qui parlent d'un retournement paradoxal.  Sa voix rayonne d'une douceur rugueuse et puissante, capable de ressouder suffisamment l'être pour s'ouvrir à nouveau. J'admire ceux qui fréquentent ainsi l'abîme et savent reconquérir la force de pouvoir, malgré tout, se jeter dans l'arène....Gratitude est le titre du dernier tome de son journal publié le mois dernier, et j'attends avec impatience ma prochaine escapade parisienne pour aller y faire un tour.


http://www.telerama.fr/livres/gratitude,n5202602.php

https://www.franceinter.fr/emissions/remede-a-la-melancolie/remede-a-la-melancolie-15-octobre-2017

en complément, j'ajoute la recension faite dans le Monde du 22 décembre
http://www.lemonde.fr/livres/article/2017/12/25/charles-juliet-l-ame-en-paix_5234249_3260.html

et cette citation (empruntée à Thérèse d'Avila) que le journaliste insère "La connaissance de soi est avant tout une destruction douloureuse à vivre. Elle vous fait vaciller, met votre vie en jeu. C'est dans la mesure où l'on peut vivre cette expérience sans se protéger, qu'arrive un jour la nécesité de mourir à soi même. Une mutation se produit. Elle a quelque chose de radical et d'irréversible. Des énergies nouvelles surgissent"

et cet extrait, du journal de Charles Juliet

"22 juillet 2004
Si je m'ouvre au tumulte du monde, prends à nouveau conscience des graves problèmes qui secouent notre société, et si, à l'instant d'après je reviens à moi, à mon travail, je suis porté à me remettre en cause, à considérer que les notes que je recueille dans ce journal sont absolument dérisoires. C'est à chaque fois un moment difficile. Mais je réagis, m'efforce de ne pas retomber dans ce doute destructeur qui m'a si longtemps harcelé. Pour m'affermir, ne pas perdre courage, je me dis que je ne peux pas vivre hors de moi ni me couper de ce monde intérieur qui m'habite. Il détermine en grande partie ce que je suis, ce que je pense, et dans cette mesure, il me faut accepter les limites qu'il m'impose, donc cesser de tenir pour rien ce que j'écris"

samedi 8 juillet 2017

Craquelures

Mes yeux suivent les rainures des pavés, entre les carrés rouges, ma pensée serpente et se sent prisonnière de son ignorance. Je suis dans mon morceau de monde et de réalité. Tellement limité. Le sol  est plein de craquelures et pourtant me soutient. La glue de nos déceptions et impuissances, de nos pertes et de nos manques, de nos faiblesses et de nos erreurs, n'est pas plaisante, mais elle est forte, et peut-être le soubassement insoupçonné de ce qu'il y a de plus vivant et créatif.
Pourquoi en effet la part cachée de la vie,  sa face invisible, ne serait-elle pas, en fait, au moins aussi réelle et aussi importante que son aspect manifeste, telles les racines de l'arbre enfouies dans le sol qui soutiennent le tronc et les branches feuillues?
Vieux rêve d'alchimiste, de changer le plomb en or, mais après tout, sagesse pratique aussi, d'accepter qu'une boule dans le ventre, une légère pression au centre de la poitrine,  à la verticale de la gorge et du nombril soit une tension nécessaire et inhérente au désir de vivre pleinement et de trouver un sens. Pourquoi vouloir à tout prix se débarrasser de l'impression diffuse de ne pas avoir fini la tâche, de craindre de faillir, d'une manière ou d'une autre, à un devoir, une attente, une question posée, ou  au devoir d'apprendre, de travailler sur soi, de pratiquer des exercices physiques, intellectuels ou spirituels? Pourquoi faudrait-il échapper à l'angoisse d'être prise en faute, de perdre mon temps, de dilapider le peu que j'ai à vivre, de ne pas faire une différence pour le meilleur, de n'avoir pas construit d'oeuvre? Pas de doute pour moi : le plaisir est éphémère, aléatoire, vient en plus, ou pas, souvent ou rarement, mais ne peut pas être un but en soi.
Tant pis pour le mal-être et le stress, il importe seulement de les contenir au point qu'ils ne deviennent pas souffrance insupportable et paralysante. ou épuisement destructeur. Je cherche une forme d'indifférence à la question du confort ou de l'inconfort, pour calmer le soupçon de ma propre imposture. Trouver ce point où il n'y aurait plus que le mouvement et le désir d'être, avec ou sans effort, et l'amour de vivre qui conduirait à une forme de joie profonde, et durable...

dimanche 25 juin 2017

Dignité

La pauvreté, l'ignorance, la saleté, la violence et l'obscénité, ou plutôt la pauvreté et l'ignorance produisant les trois autres, saleté, obscénité et violence : je viens de refermer le livre d'Edouard Louis "Pour en finir avec Eddy Bellegueule". Aucune concession, aucune mièvrerie, mais une colère adoucie de tendresse dans son récit personnel des bas-fonds de notre ordre, ou désordre, social. Il y a une forme de vertige à lire cela en superposition d'une visite à Haïti, paradis dévasté par l'épreuve, sorte de jardin d'Eden aux arbres enchanteurs ravagé par les catastrophes naturelles et la bassesse des hommes violents et corrompus. L'injustice est le mal du siècle, au niveau national comme international, mais qui prend vraiment garde, qui, en dépit des avertissements des économistes les plus avisés, met en priorité la lutte contre les inégalités?  Vu d'avion, les montagnes sont pelées, le lit des rivières ressemble à des coulées jaunes de boue, on mesure la déforestation qui prive le pays de sa plus belle richesse. Les quartiers de Port-au-Prince font miroiter à flanc de collines des toits de tôle, les marchés étalent la misère. Pourtant, le pays veut croire à une renaissance possible, partout se dresse le témoignage de l'opiniâtre résilience des hommes et des femmes et de leur dignité jamais perdue - c'est un sentiment puissant dans le pays de Toussaint Louverture. Peut-on faire justice du destin, fracassé par la nature et les hommes? Les gens vivent sous perfusion de l'argent envoyé par la diaspora et de l'aide internationale, en dépit des intermittences de la charité mondiale qui s'amenuise à mesure que le souvenir du tremblement de terre de 2010 s'éloigne. Bien peu de pays ont donné pour financer la nouvelle approche des Nations Unies pour traiter le problème du choléra (il faudrait 400 millions de dollars, et à peine 3 millions ont été réunis pour l'heure - la France a versé son écot, même s'il reste modeste - 630 000 euros). Le président et son gouvernement affichent volonté et ambition, or il y a loin des paroles aux actes dans un état gangrené par la corruption et l'absence de justice. Alors, pour ne pas désespérer, pour y croire encore sur cette terre blessée, beaucoup se réfugient dans la religion (les évangélistes sont très actifs). On peut aussi regarder la beauté des flamboyants et des bougainvillées se détachant sur le bleu du ciel, se bercer de musique, si joyeuse et vivante dans l'île, admirer la palette naïve et chatoyante des artistes, et se souvenir de la gloire passée. Et puis, bien sûr, il y a la poésie, refuge ultime dans ce "pays où l'on doit justifier sa vie en publiant au moins un recueil de poèmes", pour reprendre les mots de Dany Laferrière dans son discours de réception à l'académie française. Dans la même intervention, Dany Laferrière cite notamment Gaston Miron, poète québécois que j'admire et dont le cri pourrait en effet être aussi celui des Haïtiens:

"Je parle avec les mots noueux de nos endurances
Nous avons soif de toutes les eaux du monde
Nous avons faim de toutes les terres du monde
Dans la liberté criée des débris d’embâcle
Nos feux de position s’allument vers le large
L’aïeule prière à nos doigts défaillante
La pauvreté luisant comme des fers à nos chevilles".

http://www.academie-francaise.fr/discours-de-reception-de-dany-laferriere

L'ART DE LIRE LA POÉSIE

Voilà une chose dont on ne parle
presque jamais et qui devrait faire
partie de notre mode de vie urbain :
la lecture de la poésie.
Depuis qu'on a quitté la campagne
pour cette vie accélérée la lecture
de la poésie est devenue aussi
essentielle que l'oxygène.
Les médecins auraient dû prescrire la poésie
comme traitement contre le stress.
Si les poètes semblent si angoissés c'est
pour que leurs lecteurs puissent mieux
respirer. D'abord un conseil : ça ne se lit
pas comme un roman. Chaque poème
est autonome. Prenez deux poèmes par jour :
un le matin et un autre le soir.
Trouvez un vers qui vous plaît et
ruminez-le durant toute la journée
jusqu'à ce qu'il s'incruste dans votre chair.

dans L'Art presque perdu de ne rien faire

dimanche 18 juin 2017

It is not well with my soul

L'American colony est un hotel fameux, en lisière de Jerusalem Est, qui voit défiler depuis près d'un siècle et demi les personnages illustres à un titre ou un autre, et procure une bulle de quiétude dans une ville blessée et durcie,  dont la mémoire se calcine au feu des haines et des gloires et l'entre-choc des passions.
Ce que j'ignorais est qu'il a été fondé vers 1881 par Horatio et Anna Spafford, un couple d'Américains évangéliques qui partirent refaire leur vie en Terre sainte après une série de morts tragiques dont la seule évocation est terrassante: disparition de leurs quatre filles dans le naufrage d'un bateau,  lors d'une traversée à l'occasion d'un voyage entrepris pour oublier la destruction par le feu de toutes leurs possessions à Chicago, puis décès du fils qu'ils eurent ensuite, emporté par la scarlatine...(deux filles nées après que le Ville du Havre eut coulé ont heureusement survécu).
J'en viens à ce qui a suscité l'envie d'écrire ces lignes: le choc ressenti en entendant, à l'occasion d'une cérémonie de commémoration de la disparition brutale du directeur exécutif du Fonds des Nations Unies pour la population, le Docteur Babatunde (un humain admirable), un cantique bien connu dans le monde anglo-saxon, souvent joué aux funérailles :"it is well with my soul", écrit par Horatio Spafford après la noyade terrifiante de ses enfants, alors qu'il voguait pour retrouver sa femme en Angleterre, "sauvée seule" comme elle le lui avait dit dans un célèbre télégramme de deux mots...un haut-le-coeur puissant s'est emparé de moi, en même temps qu'un profond désarroi - face à ce retournement intérieur de la détresse en affirmation placide et sereine de soi. Cet hymne de consolation était-ce de la bien pensance hypocrite ou un processus de protection psychologique par le déni et la pensée magique (Jésus magicien des âmes, soulagées du mal qu'il aurait pris en charge une bonne fois pour toute en mourant sur une croix)? Non, it is not well with my soul, et je préfère les vociférations et complaintes de Job, l'aveu de l'absurde sur lequel il bute et dont il fait sa foi. Etonnante colère qui s'est levée dans mon être tourmenté, mais j'y ai compris, une fois de plus, que mon intranquillité est constitutive de qui je suis, et que ce qui me fait lever chaque matin - en dehors de l'habitude - est autant cette blessure d'injustice que le plaisir de vivre,  intermittent par nature.


dimanche 12 février 2017

Dag Hammarskjöld


Il arrive, de temps à autre, que je fasse des rencontres littéraires ou intellectuelles inattendues qui ouvrent une brèche dans ma quête personnelle, inquiète et souvent confuse.  Cela peut paraître saugrenu après toutes ces années de familiarité avec les Nations Unies, mais je n'avais jamais lu encore le recueil de notes personnelles de Dag Hammarskjöld, qui fut secrétaire général des Nations Unies de 1953 à 1961, lors qu'il périt dans un accident d'avion lors d'une mission au Congo. Voici le poème qui ouvre le livre  (Markings, traduit par Leif Sjöberg et le poète W.H. Auden):

Thus it was

I am being driven forward
Into unknown land.
The pass grows steeper,
The air colder and sharper.
A wind from my unknown goal
Stirs the strings
Of expectation.

Still the question:
Shall I ever get there?
There were life resounds,
A clear pure note
In the silence.

Puis,  plus loin:

What I ask for is absurd: that life shall have a meaning. What I strive for is impossible: that my life shall acquire a meaning. I dare note believe, I don't see how I shall ever be able to believe: that I am not alone. 
Is the bleakness of this world of mine a reflection of my poverty or my honesty, a symptom of weakness or of strength, an indication that I have strayed from my path, or that I am following it? - will despair provide the answer?

et pourtant aussi ceci:
But at some moment I did answer Yes to someone - or something- and from that hour, I was certain that existence is meaningful and that, therefore, my life, in self-surrender, had a goal.

Il y a quelque chose d'extraordinairement apaisant de prendre conscience qu'un être aussi accompli que cet homme ait pu traverser une telle bataille intérieure, et que le plus grand doute, voire désespoir, puisse accompagner un effort continu de volonté et d'action au service de la recherche d'un bien commun. Voilà quelqu'un qui a su concilier une exigence sans faille de lucidité, un refus intransigeant de s'aveugler sur lui-même et le monde, sans sombrer dans la dépression paralysante ni le cynisme, ni fuir, et au contraire, plonger dans l'action, remettre 100 fois l'ouvrage sur le métier et exercer sa parole publique. Une source d'inspiration et de courage, il en faut par les temps qui courent.