dimanche 12 septembre 2021

Il censimento dei radical chic (le recensement des intellos de gauche)

Ce week-end m'a offert une sérendipité d'étagères : alors que tous les romans me tombaient des mains ces derniers temps, je suis allée à la Fnac, motivée par mon inclinaison maternelle à procurer à Yann le Gargantua de Rabelais  qui est cette année au programme des élèves de 1ère, et  je me suis trouvée devant les étals de livres venus d'ailleurs (je veux dire : écrits par des auteurs non français) dont l'attrait exotique a d'emblée un puissant effet sur moi. Pour briser la conjuration de mon incapacité à me plonger dans la lecture d'une fiction, je penchais pour un roman d'espionnage de John Le Carré mais suis tombée sur un autre bouquin à la couverture incongrue qui faisait penser à un polar (une batte de baseball avec une tache de sang), "Le recensement des intellos de gauche", de Giacomo Papi, présenté en quatrième de couverture comme un grand succès en Italie.  Drôle et triste, léger et grave, érudit et ludique, le livre m'a beaucoup plu. L'Italie est méconnue en France, et c'est bien dommage. Les pages 164 à 178 listant les mots à interdire sont un morceau de bravoure que je vous laisse découvrir si la curiosité vous en prend.  Certaines phrases se détachent pour moi, parce qu'elles mettent noir sur blanc des pensées qui sont comme des évidences que je me répète depuis longtemps et qui vont sans dire mais qui vont aussi tellement mieux en les disant : " elle pensa que c'était peut-être tout aussi vrai pour les livres qui, telles des stèles funéraires, étaient comme des points de jonction entre les vivants et les morts". J'ai toujours pensé cela, que les écrivains décédés étaient comme des amis de l'au-delà, des morts vivants, des êtres encore présents à travers leurs paroles et leur pensée me parlant, à moi et tous leurs lecteurs d'aujourd'hui et que nous formions une communauté à travers les âges. C'est vrai de nos morts en général d'ailleurs, avec lesquels nous vivons,  pour faire allusion au beau titre du dernier livre de Delphine Horvilleur ("Vivre avec nos morts").  Le rayonnement séminal de certaines vies est tel qu'il irradie toute notre existence et  continue de la nourrir, orienter et transformer longtemps après le décès. Nos morts, ceux qui sont les nôtres parce qu'ils nous sont intimes, ne mourront qu'avec nous.  Giacomo Papi nous parle aussi de la culture, comme antithèse et antidote au populisme: " la culture est un pari sur le fait que grâce à la pensée, on peut finir par comprendre à peu près le monde. Comme certains ont avantage à ce qu'on n'y comprenne rien, elle a tendance à les déranger beaucoup"

Le hasard heureux m'a ensuite portée devant une bande dessinée, dans la bibliothèque de mon frère, intitulée "Les ignorants" - nul doute que le titre m'a accrochée, ne serait-ce que comme un réponds à la lecture du livre de Giacomo Papi où se trouvait dénoncée la volonté populiste de manipuler l'ignorance. J'ai beaucoup aimé aussi ce bouquin inattendu mettant aux prises l'auteur et un vigneron, pour une analogie approfondie entre la production artistique et matérielle d'un livre et celle d'un vin. A consommer sans modération! 

lundi 12 juillet 2021

Le jour où je suis devenue vieille

Le jour où je suis devenue vieille

j'ai pris conscience que je remontais le vent

comme un bison habité d'une rage ancienne (c'est Wajdi Mouawad qui le dit dans sa pièce intitulée "Soeurs")
à la recherche des sources du mal enfermant les générations successives dans une souffrance indiscernable et non dite

Le jour où je suis devenue vieille

j'ai voulu dire enfin la colère qui m'était inaccessible, la colère supprimée, refoulée et interdite,
celle de ces femmes cassées, l'une après l'autre, abîmées brutalement ou à petit feu, fortuitement ou par construction perverse, par inconscience et par usure, à force de ne pas savoir et de ne pas dire,

Celle, annulée, et n'ayant même jamais affleuré à sa conscience, de l'arrière grand-mère qui, après neuf grossesses, au moment où son ventre devenait par ménopause stérile, se priva de nourriture pour mourir d'anorexie, bien qu'elle vécût dans l'un des beaux quartiers de Paris, ne manquant apparemment de rien, aimée d'un homme accompli et d'enfants pleins d'avenir

Celle de ma grand-mère, artiste ou scientifique empêchée, soeur de trois polytechniciens qui n'eut le droit que de faire une licence de droit avant d'épouser un ingénieur et d'élever huit enfants

Celle de ma mère d'une intelligence peu commune mais contrainte par l'ordre patriarcal et bourgeois et la bien-pensance chrétienne, victime d'un homme de religion manipulateur sans scrupules

Celle de l'aïeule paysanne sans terre illettrée d'une pauvreté radicale qui traversa la Grande guerre et nourrit à la force de ses poings cinq enfants orphelins de leur père

Celle de mon autre grand-mère, institutrice, qui prit sur elle, pour ne pas déranger, de cacher un mal mortel dont elle ne put être guérie

Celle de ma marraine à la vie paralysée par un accident absurde, funeste mais pas fatal, qui l'a laissée vivante et rayonnante d'une force quasi mystique, mais amoindrie et blessée

Celle de ma tante, artiste dans l'âme, dont l'amour et la confiance furent usurpés et trahis par un prêtre, marginalisée, tourmentée, incomprise, la vie broyée par les maladies, 

Ces femmes voulant exister  par leur condition de mères, dont la maternité est le seul salut, la justification existentielle, mues par la volonté de n'être que pour et par les autres, de porter leurs enfants et la famille, de soutenir leurs hommes, et qui n'ont vécu que pour servir, parfois ravagées dans leur psychologie, interdites d'accès à soi par la violence cachée de l'ordre politique, religieux et social et par l'habitus mental dominant, reproduisant les outils de leur propre souffrance et les transmettant à leurs filles et leurs fils après elles,

Aujourd'hui je vois en elles tant d'intelligence et de sensibilité gâchées, dilapidées, usées dans un effort obstiné et sublime pour être à la hauteur des attentes placées en elles, d'incarner le dévouement sincère, un altruisme qui soit une forme de vie sainte, mais tant d'énergie en réalité mise au service de la reproduction prioritaire du groupe et du confort quotidien des hommes et de leur réussite professionnelle et sociale, je vois l'aliénation
cruelle d'un schéma dans lequel les femmes ont fait de la maternité  une vocation et les hommes une domination

Le résumé parait simpliste, mais la synthèse dans sa condensation caricaturale pointe des faits têtus, matériels,

Les femmes, dans cette lignée, ont été souvent démolies ou sacrifiées - accidents, maladies physiques et mentales qui ne sont pas des hasards et se mêlent pour manifester l'impasse et l'impossibilité de vivre,
idéologie du sacrifice indispensable pour pouvoir psychologiquement endurer l'insupportable, et sous laquelle s'accumulent des générations d'injustices, parce que ces femmes aussi, par leur mal, ont fait mal 

Cette chaîne toxique se rompt à présent, une révolution lente est à l'oeuvre qui nous émancipe, femmes et hommes, du joug de ces rapports iniques, en construit des nouveaux, différents, équilibrés, si nous le voulons, si nous y travaillons, les yeux et le coeur ouverts, même si la vérité écorne les images et croyances sécurisantes, même si nous avons peur de nous perdre, 
notre liberté créatrice et notre capacité d'aimer en dépendent,

Oui, il faut que cela cesse enfin

et la douce brise souffle dans ce matin gris, et les chats ronronnent, et les adolescents à la fois somnolent et se posent plein de questions, et je vais me rendre au bureau et je ne me sens ni jeune ni vieille, juste heureuse des messages qui me viennent et de la perspective d'un jour nouveau qui se fera, chemin faisant

samedi 26 juin 2021

Chicago - New York (by road)

Le refus de mentir -  ces quelques mots entendus aujourd'hui dans un entretien d'Abdel Malik sur France culture (ceux qui me connaissent savent que j'écoute France culture) à propos d'Albert Camus - et lui, mes enfants vous le diront, j'en recommande la lecture-   me ramènent à ces heures avec mon fils, sur la route de Chicago à New York, il y a quelques jours. Mon fils a des qualités  (quelques défauts aussi comme tout le monde), et l'une d'entre elles, ô combien précieuse, est -sans mentir- de ne pas mentir. Ce fut un road trip improvisé, qui s'est imposé, faute d'avion. Après 48h de travail épuisant pour ranger, nettoyer, déménager les affaires de mon fils et ses copains, de leurs appartements étudiants de Hyde Park vers un box de garde meuble au fin fonds du Southside, la compagnie auprès de laquelle j'avais acheté deux billets, Southwest, n'a rien trouvé de mieux que d'annuler les vols vers New York, tandis que le meilleur prix de Delta airlines était de 1000 dollars par personne pour un vol le lendemain à l'aube...la conclusion pratique, dictée par le pragmatisme et le manque de temps, a été de louer une voiture et de se lancer sur la route pour rallier Big Apple aussi vite que possible. Nous avons donc eu droit au grand ciel soleil couchant sur Chicago, aux perspectives de fin du soir sur les autoroutes nous menant vers l'Indiana, aux belles lignes de ponts d'acier  découpées sur ciel empourpré, aux  gros camions américains à la silhouette si caractéristique, et au motel de rigueur, à l'entrée de South Bend, tout près de l'université Notre - Dame, établissement d'excellente réputation universitaire et encore plus connu pour la célébrité de ses équipes sportives (par ailleurs  l'université a été fondée par un prêtre français en 1842). Le lendemain,  j'ai essayé toutes les positions - mains sur le volant à 10h10, à 11h05, à 8h20, à 7h25 et même 6h30, j'ai usé de toutes mes ressources de yoga pour soulager mon dos - en serrant les abdos et les fessiers, en appuyant sur mon pied et ma jambe gauches (les voitures américaines sont automatiques), en relaxant mentalement mes épaules. Il fallait tenir près de 11h de route plus arrêt et j'ai fini par entrer dans une forme d'état second, ne sachant plus si c'était les kilomètres de bitume, la musique ou la fatigue qui me portaient. Les rappeurs américains se sont succédé (Youssef est un grand grand fan et connaisseur de rap) - 50 cent, Biggy, Tupac, Lil Uzi Vert, Nas...Le rap est un univers vaste et fascinant qui travaille et mêle parole, rythmes et mélodies, se soucie des héritages, emprunts et résonances d'une époque et d'un genre à l'autre, qui assume le métissage et la créolisation comme fondements évidents de la vitalité créatrice et de la réinvention artistique. Cependant, l'insistance des percussions et les basses marquées au point d'être obsédantes ont  eu facilement raison de ma résistance - en dépit de tous mes efforts et de ma volonté de mieux la connaître, cette musique ne me donne pas d'énergie, elle m'en prend. On a donc écouté d'autres genres, et le meilleur franchement, mieux que la techno (qui peut repomper une conductrice un peu ensommeillée), le rock (revigorant et réjouissant) ou le classique (qui rend serein et apaise la tension accumulée au fil des heures passées en compagnie des camions), c'est le reggae. Bob Marley et ses enfants, ce sont les rois de la route. On ne pense plus à rien - les crampes dans les jambes, les lombaires compressées, les poignets tendus, tout cela disparaît, et il n'y a plus que le mouvement de la voiture, les paysages qui défilent, l'impression de me dissoudre avec le chemin et de ne plus faire qu'un avec le volant et le siège, débarrassée de mes pensées, du souci d'hier ou de demain, rivée à l'instant présent, libérée de toutes les autres préoccupations en dehors de ce but unique et précis : arriver. 

samedi 12 juin 2021

Une chambre à soi

La conscience des inégalités entre les femmes et les hommes, et encore plus celle des injustices subies par les femmes m'est venue lentement. Mon apprentissage intellectuel dans cette matière est progressif, et je découvre, après coup, les monuments de la pensée féministe.  C'est ainsi que je viens seulement de lire "A room of one's own", de Virginia Woolf, petit livre d'une centaine de pages écrit à partir de conférences universitaires sur le thème "femmes et fiction" et publié en 1928. Virginia Woolf avait 46 ans.  Elle s'y interroge sur les raisons de la quasi absence des femmes autrices pendant des siècles:  Shakespeare aurait-il pu être une femme?  En imaginant ce qui serait advenu d'une hypothétique soeur du dramaturge anglais aussi douée que lui, Virginia Woolf explique pourquoi la réponse est évidemment négative. Elle identifie, en miroir, les conditions minimales pour que les femmes puissent se saisir de la plume et faire oeuvre écrite - que celle-ci soit littéraire ou scientifique. Virginia Woolf encourage d'ailleurs fortement l'investissement des femmes dans cette dernière, soulignant l'intérêt d'une production intellectuelle et d'une contribution des femmes à l'élaboration du savoir, quel que soit le domaine.

Quelles sont les conditions minimales pour qu'une femme puisse faire oeuvre? La réponse tient en une phrase: une chambre à soi et un revenu personnel de 500 livres sterling par an (l'équivalent de 34 000 euros aujourd'hui, soit 2800 euros par mois, qui correspond grosso modo au salaire moyen en France, supérieur au salaire médian qui lui est autour de 2000 euros). Ne place-t-elle pas la barre un peu haut?  on peut sans doute imaginer écrire avec un revenu plus modeste, mais dans le cadre d'un Etat providence qui n'existait pas à son époque. Son constat simple dans son matérialisme est d'une lucidité révolutionnaire. Elle va plus loin, en observant que la plupart des grands auteurs anglais se sont épanouis dans la sécurité d'une chaire universitaire leur procurant garantie de revenu et des conditions optimales pour se consacrer au travail intellectuel et poétique.  Dans le deuxième sexe, Simone de Beauvoir opposait maternité et création littéraire, voyant dans les servitudes attachées aux responsabilités maternelles et familiales un obstacle physique et temporel à l'investissement qu'exige l'élaboration d'une oeuvre. Les observations des deux écrivaines se rejoignent : la condition sine qua non est la liberté et la disponibilité pour s'y consacrer, impossibles sans un revenu indépendant et un espace-temps à soi, dégagé de l'aliénation à des tâches de service ou de soin absorbant tout le temps,  toute l'énergie et  tout le champ de la conscience, que ces tâches relèvent de la sphère privée ou professionnelle - ce n'est pas un hasard si les femmes ont été et restent largement confinées dans des tâches subalternes.  Construire ce for intérieur à partir duquel créer suppose une affirmation libre de soi (qu'il ne faut pas confondre avec le renforcement de l'ego) qui n'est pas une mince affaire. La chambre à soi, par une analogie d'image, m'a fait penser au château intérieur et donc à Thérèse d'Avila, une autre femme extraordinaire, de plusieurs siècles l'aînée des deux précédentes,  sans nul doute un monument de la littérature mondiale. En son siècle, elle a, elle aussi, choisi un chemin de liberté singulier, faisant oeuvre double ou triple - sociale par la fondation d'un nouvel ordre religieux - littéraire par son écriture poétique et spirituelle - par la voie creusée profond dans la psyché pour guider notre libération intime.  

C'est là que j'en viens à ce qui m'importe le plus: ces expériences de femmes dépassent leur condition particulière - être femme les fait vivre avec une acuité spéciale une réalité qui ne leur est pas propre mais qui est fondamentalement humaine, qui concerne les hommes aussi. Elle est moins visible aux humains masculins parce que leur aliénation a des conséquences moins manifestement négatives pour eux, mais elle n'en est pas moins réelle. L'émancipation et la libération sont des aspirations communes, transgenres, et je pense depuis longtemps que les hommes devraient s'inspirer des femmes pour mener leur propre travail individuel et collectif d'introspection, d'analyse réflexive multidisciplinaire (biologique, historique, politique, sociale, psychologique, philosophique, anthropologique,, ...)  et de libération des vieux schèmes qui leur sont assignés. Le patriarcat leur a profité mais les a enfermés aussi. J'ai la conviction intime que notre bien commun, notre salut d'espèce, dépend de cette capacité des deux sexes à faire ce travail en répond, qu'il est vital de ne pas renoncer à l'émancipation. C'est une notion que je préfère à celle de progrès et qui, pour moi, est un concept fondamental et structurant, l'horizon qui impulse et oriente tant ma réflexion que mon engagement. 




dimanche 17 janvier 2021

Légèreté et gravité

Un article, comme il y a en tant d'autres, que je lis ce matin dans la section internationale du Monde, provoque en moi soudain une pause inhabituelle. Au lieu de glisser sur les informations que j'emmagasine superficiellement, comme je le fais tous les jours, pour des raisons professionnelles, afin d'être "au courant" et repérer dans le flux incessant de l'actualité ce qui peut susciter l'attention et alimentera la conduite de la politique étrangère, je m'arrête. Je lève le regard, je pose ma tasse de thé noir, et je me rends compte que quelque chose dans mon ressort intérieur a changé:  tout prend une importance plus grande à mes yeux - j'ai besoin de m'y arrêter, de prendre le temps de considérer ou de faire à fond, d'aller plus lentement, je prends conscience du besoin d'évaluer les causes et les conséquences, de comprendre ce qui est dit, fait, bref ce qui advient, dans  le maillage complet des origines, des impacts et des interactions qui constituent le filet du réel. Rien n'est isolé. J'en réalise le poids, en d'autres termes je saisis leur gravité, et la responsabilité qui va avec, des autres comme la mienne (et je comprends que j'ai une responsabilité dans mon interaction avec la responsabilité des autres: ceux-ci aussi ont à en répondre, et j'ai une responsabilité dans cette interpellation, qui devrait être réciproque et mutuelle). Il faut faire une attention extrême aux conséquences pour les autres et pour soi de ce qui est dit, de ce qui est fait, de ce qui se passe. Rien n'est indifférent. La désinvolture, l'ignorance et l'inattention se paient cher. Et ceci s'applique symétriquement et réciproquement à chacun et à tous (les autres - à la seule et essentielle exception des enfants -  sont autant responsables vis-à-vis de moi et du monde que moi vis-à-vis d'eux et du monde ; c'est pourquoi la transition de l'adolescence, la naissance de l'adulte qui est le moment de transformation en être responsable est si délicate et parfois si difficile, parce que le rapport change fondamentalement, notamment entre le parent et son enfant). Dans le même temps, tout pris ensemble m'apparaît plus léger, dans la conscience de ce que nous sommes finalement des passants, qui traversons le temps et l'espace dans une vie qui reste un grand mystère et que s'il faut considérer la gravité des choses et des actes, il ne faut pas s'appesantir, car tout évolue et se transforme. La conscience de nos interdépendances et solidarités fondamentales dissout les frontières de l'égo et défait la matière. La lumière est sans poids, et cette légèreté paradoxale du monde m'appelle à la douceur. Voilà ce matin pour la gravité légère: un mélange intime de tristesse et de joie. 

https://youtu.be/oCiwzkqz59g

dimanche 3 janvier 2021

Bye bye 2020, hello 2021!

On était pressé de quitter 2020, une année qu'on aurait voulu sauter comme une case au jeu de l'oie pour sortir de la prison de l'angoisse et du confinement, et aller plus vite vers le bonheur espéré et la réalisation des projets prévus. 

J'ai trouvé l'année terrible et terrifiante à bien des égards, mais peut-être est-elle en partie salutaire par la même occasion.  Enfin, c'est ce que je veux me dire, en écrivant ce matin avec le rayon de lumière oblique et dorée qui caresse les toits de Paris. Parce que tout ce que nous avons enduré pendant ces douze mois est l'occasion d'une prise de conscience par le vécu sans précédent, sur des constats divers, bons ou mauvais : 

- l'humanité est une, manifestement interdépendante, que ce soit dans sa vulnérabilité d'espèce face au dérèglement climatique ou dans l'exposition à une pandémie et partageant des besoins et des expériences universels ;  ce n'est donc pas chacun pour soi, il faut coopérer - la solidarité n'est pas une injonction de morale abstraite mais une nécessité pratique - difficile de nier cette évidence désormais, et la bonne nouvelle, c'est que les statistiques semblent montrer que nous sommes plus généreux dans nos dons aux associations de solidarité, les particuliers comme les entreprises.  Et si les besoins et fragilités sont universels, les droits le sont aussi.

- ralentir et stopper le réchauffement climatique, limiter la pollution, protéger l'environnement,  c'est possible : les dégâts ne sont pas irréversibles, on peut réparer, guérir ; les trous dans la couche d'ozone peuvent se reboucher! La bonne nouvelle, c'est que les statistiques semblent montrer que les émissions mondiales de CO2 responsables du dérèglement climatique auraient diminué de 8 % en 2020.  Avec des changements systémiques dans nos manières de produire et de consommer, on peut donc arriver à tenir les promesses de l'Accord de Paris.

- l'Union européenne est un projet endurant et fondamentalement positif, qu'il faut continuer d'améliorer, en renforçant sa nature démocratique et sociale. Le Royaume Uni est parti et on a pu avoir un plan de relance collectif inimaginable avant, pour la première fois nous avons collectivisé notre dette fiscale, et nous nous coordonnons sur le plan sanitaire. L'Europe est une vraie puissance qui peut négocier à forces égales avec la Chine et les Etats-Unis et qui doit donc apprendre à la faire systématiquement et méthodiquement, pour remporter la bataille des normes - on vient de le faire avec Pékin dans une négociation sur les investissements qui n'était pas asymétrique.  L'Allemagne et la France sont complémentaires et leur partenariat raisonné et construit est une source d'équilibre bénéfique. Angela Merkel n'est pas charismatique, ce n'est pas une oratrice née comme Obama ou Macron, mais elle a fait preuve de la prudence et du courage nécessaires pour décider et agir.  

- la démocratie est un projet d'avenir, qu'il faut redéfinir dans le monde globalisé :  la résurgence du nationalisme et du populisme y compris là où la démocratie semblait le plus ancrée, le recours à l'état d'urgence, pour raisons sécuritaires ou sanitaires, la compartimentation et la radicalisation des affects et des idées par les réseaux en ligne,  la volonté de puissance impériale des dirigeants autoritaires,  nous ont montré que la démocratie est fragile, qu'il faut être vigilants.  J'ai découvert récemment le trilemme de Rodrik qui montre l'impossible triangulation entre démocratie-globalisation économique et financière et souveraineté nationale.  Le triangle d'incompatibilité s'énonce ainsi « La démocratie, la souveraineté nationale et une intégration économique poussée sont mutuellement incompatibles : il est possible de combiner deux des trois possibilités, mais il n’est jamais possible d’avoir les trois simultanément et entièrement. »   On voit donc bien que pour préserver la démocratie, il faut déplacer, au moins en partie, l'exercice de la souveraineté à un niveau supranational, et ralentir la globalisation économique et financière. Construire et consolider la souveraineté européenne est indispensable de ce point de vue aussi.  La bonne nouvelle est que la croyance néolibérale dans la capacité des forces du marché de fonctionner automatiquement pour le bien commun a vécu. Tout le monde peut voir que les très grandes entreprises (GAFAM...) se constituent en cartels ou monopoles et créent des situations dans lesquelles le plus grand nombre se trouve pénalisé; par ailleurs, les conneries déversées sur les réseaux sociaux que nous tenons pour vraies détruisent crédibilité et confiance et réduisent l'espace commun au lieu de l'élargir et le consolider; Internet cloisonne et radicalise encore plus efficacement qu'il met en lien et rassemble ; 

- la vie culturelle est essentielle pour les individus comme pour le corps social et politique : nous en avons la démonstration par l'absurde, en étant privés de spectacle vivant depuis des mois - pas de théâtre, pas de concert, pas de danse, pas même de musées.  Heureusement qu'il y a les livres, les films et la musique enregistrée, que nous avons accès à ces nourritures de l'esprit, mais le spectacle vivant est une expérience plus globale, sensorielle, où l'on se ré-énergise du lien avec le groupe, dans quelque chose de cathartique et de reliant qui ne peut pas se passer en ligne. L'élan transcendant de l'art se touche et se vit plus immédiatement dans la représentation vivante. Elle permet de vivre une synergie de l'affectif et de l'intellectuel, une rencontre des émotions et des idées qui font accéder à un autre niveau d'expérience et de conscience. 

- la justice, au sens d'équité et de justice sociale, est une exigence qui n'est pas mise suffisamment en avant. On parle de sécurité, de santé, de liberté, de solidarité mais finalement assez peu de justice - or c'est un besoin essentiel, au plan interne, pour chaque société, comme entre les nations. Il me semble que la justice est un stabilisateur plus durable que le rapport de forces que l'on privilégie aujourd'hui dans le retour à un système international westphalien de rivalités et d'équilibre de puissances. Justice comme affirmation de l'égalité fondamentale entre les individus, où qu'ils soient quels qu'ils soient. Et pour faire le lien avec ce qui précède, je cède à la facilité de recopier une phrase de la 4ème de couverture du roman que Blandine vient de m'offrir joliment intitulé "où bat le coeur du monde" décrit comme "un récit qui rappelle avec élégance combien le jazz incarne une des plus belles révoltes de l'émotion contre l'injustice du monde".

- enfin, pour clore provisoirement la liste de ces thèmes que l'on peut voir de manière volontariste (et optimiste) ou inquiète (devant les régressions à l'oeuvre), j'ajouterai le pluralisme comme principe structurant vital pour toutes les sociétés comme pour les individus. La société française a malheureusement encore beaucoup de mal à pleinement et sereinement reconnaitre les identités et appartenances plurielles, et à transcender son passé colonial. La fixation collective se fait sur la question de l'Islam - avec des raidissements et intransigeances de part et d'autre, parfois extrêmes et conduisant à une violence meurtrière. Cette tension persistante, et qui semble en ce moment s'aggraver, me soucie beaucoup.  Il faudrait davantage de connaissance et reconnaissance - cela demande du temps et beaucoup de travail. Cela demande  d'aller jusqu'au bout de l'humanisme universaliste dont les pays européens se réclament et de trouver les moyens de vivre concrètement, de faire fonctionner au quotidien la solidarité intellectuelle et morale d'individus profondément différents. 


PS:

Intéressant de lire ce discours d'Angela Merkel sur l'Europe qui date de 2007, lorsque l'Allemagne présidait pour 6 mois l'Union, comme elle vient de le faire pendant le deuxième semestre 2020 : https://www.cvce.eu/content/publication/2013/9/30/49b9e77a-188f-423e-bfc8-7b48d279a492/publishable_fr.pdf

lundi 21 décembre 2020

Le goût du beurre en Amérique

Un thé noir bien chaud à la main, je suis plongée dans la lecture de "Rumeurs d'Amérique" d'Alain Mabanckou, mon dernier coup de coeur littéraire - un auteur congolais longtemps résident en France et aujourd'hui établi en Californie, dont j'ai découvert les livres l'été dernier dans la librairie du musée du Quai Branly. Il vient de publier ce nouvel ouvrage, un recueil de brèves chroniques américaines. Son sens de l'observation, précis mais tendre,  son style, facile sans être superficiel, sans apprêt tout en étant réfléchi, et surtout les sujets qu'il aborde, me plaisent.  Le jetlag m'a fait lever tôt, j'ai un peu faim et je me laisse tenter par une tartine de pain grillé. Yann aussi, du haut de ses 15 ans d'habitude étonnamment peu pressé de manger.  Alors que je commence à grignoter, il fait la grimace  "- ah, dit-il, j'avais oublié que le beurre  n'est pas bon ici... " Moi, je trouve un certain plaisir à cette saveur plus fade, redoublé par cette soudaine prise de conscience grâce à la remarque de mon fils - le goût du beurre est différent en Amérique! Le voyage n'est pas seulement un déplacement du regard, mais une autre expérience sensorielle, y compris dans le plus familier. La sensation de décalage est une surprise d'autant plus grande quand elle se vit dans le plus banal du quotidien et ce qui, au premier abord et en apparence, parait identique.  Revenir à New York cette fois-ci est comme l'apparition progressive, sur la ligne d'horizon, de la forme de mon passé. Il y a tant de choses que je n'avais pas vues, pas comprises. Je suis passée à côté, très largement, de la culture populaire - des chanteurs, des rappeurs, des grandes équipes de basket, foot ou baseball et de leurs héros sportifs, de la vie familiale des banlieues - j'ai suivi les péripéties politiques, me suis intéressée aux évolutions sociales, à la vie des idées, à l'histoire des africains américains et aux minorités, j'ai aimé l'esthétique urbaine, exotique dans son gigantisme et ses lignes industrielles comme dans son aspect de chantier perpétuel, je me suis délectée de l'intensité artistique de la ville, émerveillée comme tout le monde par le kaléidoscope culturel que chacun peut admirer en collant son oeil sur sa lorgnette, peu importe laquelle, cela marche ici de tant de points de vue différents, mais j'ai l'impression d'être restée en dehors, de ne pas appartenir vraiment à cette ville en dépit des 16 ans vécus et des 3 enfants nés ici. Pourquoi? Peut-être parce que les Etats-Unis sont pour moi le pays des désillusions et des déceptions,  le lieu de la confrontation brutale avec le réel et la dureté du monde adulte.  L'inverse d'un rêve.  Peut–être aussi parce que New York est trop un patchwork et un lieu de passage pour qu'on y sente une personnalité marquée ou spécifique puisque tout y est, que tous y sont....Mais peut-être le magnétisme de cette ville réside-t-il précisément dans son irréductible étrangeté ; ce n'est pas moi qui résiste, c'est elle qui m'oppose une identité insaisissable et changeante. Elle interdit de s'attacher trop, que ce soit à un lieu - en perpétuel mouvement, les ouvertures et fermetures se succèdent et tel bar, café ou magasin qu'on aimait aura disparu demain, remplacé par un autre, ou même aux gens, pressés, transactionnels, vite repartis. Dans tout ce flux divers jusqu'au vertige, l'énergie créatrice est visible comme nulle part ailleurs, une puissance étonnante qui ne laisse aucun doute que New York renaitra toujours de ses cendres, comme un joli  article paru récemment dans le journal le Monde le dit très bien.  Le symbole le plus beau de la ville, ce qui s'approche le plus d'un emblème éternel, sera toujours, pour moi comme pour bien d'autres, la statue qui se dresse à l'embouchure de l'Hudson et de l'East river, à la pointe de Manhattan, nouveau colosse aux traits de femme qui continue de tendre sa torche, pour accueillir et pour éclairer, avec les mots d'Emma Lazarus gravés à ses pieds  :  

Not like the brazen giant of Greek fame,
With conquering limbs astride from land to land;
Here at our sea-washed, sunset gates shall stand
A mighty woman with a torch, whose flame
Is the imprisoned lightning, and her name
Mother of Exiles. From her beacon-hand
Glows world-wide welcome; her mild eyes command
The air-bridged harbor that twin cities frame.

"Keep, ancient lands, your storied pomp!" cries she
With silent lips. "Give me your tired, your poor,
Your huddled masses yearning to breathe free,
The wretched refuse of your teeming shore.
Send these, the homeless, tempest-tost to me,
I lift my lamp beside the golden door!"

Aujourd'hui, New York est comme les autres, figée, à côté de ses pompes, l'ombre d'elle-même, dépersonnalisée par le corona, ce virus si corrosif, sans mauvais jeu de mots.  Il attaque toutes les surfaces, et surtout ce bien si précieux de l'être ensemble,  -frustrant notre besoin d'être les uns avec les autres,  interdisant la mise en présence charnelle et incarnée des êtres, la convivialité, la fête....plus de surprise, de hasard heureux et créateur. 
 
 Comme vous, en tous cas la plupart, avant mars 2020,  je voyais les films et les séries télé sur les menaces épidémiques comme un divertissement à ranger sur l'étagère de la fiction d'épouvante et j'ai été surprise. Comme vous, je sais que la pandémie  est sans précédent, puisque jamais nous n'avons été aussi globalisés ni si nombreux, et qu'elle a des dimensions cataclysmiques parce qu'elle tue à grande échelle, et surtout parce qu'elle détruit sur son passage l'économie et la vie en société telles que nous en avions l'habitude, qu'elle menace les libertés et les droits, nous met en situation de privation individuelle et collective, nous plonge dans la peur, le stress, l'exil, et nous oblige à une réorganisation massive et radicale dans un laps de temps extraordinairement bref et nous plonge dans une peur qui nous porte dangereusement aux confins de la psychose. Nous sommes contraints à l'enfermement et à la séparation, trop proches ou trop loin de ceux que nous aimons. Nous voilà confrontés,  au quotidien, au manque et à la mort. Nous voilà aussi, tous les jours, face à la répétition fastidieuse du cycle de notre survie - les petits gestes nécessaires pour nourrir, laver, entretenir - et pour faire ce qu'il faut pour continuer, opiniâtrement, à participer au jeu social selon des modalités désormais virtuelles, dans cet espace numérique fait d'écrans qui médiatisent l'image et le son. C'est un monde sans odeur ni texture. Dans la Peste, Camus parle d'abstraction et d'une forme d'objectivité qui émergent dans l'observation et dans les rapports à soi et aux autres. Je crois qu'il parle du détachement qui se fait dans la mise à distance forcée par le confinement et les mesures prophylactiques. 

La conscience de soi et des autres est avivée dans une crise. Une simplification a lieu: on décante, on ralentit, on range, on jette, on élimine le superflu. L'appauvrissement du quotidien est une occasion d'épuration, de décantation et d'affinage (selon qu'on préfère la métaphore de l'eau ou la comparaison avec le fromage). Cela fait du bien de sortir de la course, de la frénésie, de la compétition, prendre conscience qu'on peut vivre autrement, en consommant moins. Cette crise nous montre très clairement comment le monde d'après pourrait suivre un chemin économique plus soutenable pour la planète, plus respectueux de l'environnement et des écosystèmes vivants, comment nous pourrions aussi être plus solidaires et plus justes. Le traumatisme appelle l'héroïsme. On voudrait qu'il en reste, à jamais, une transformation salvatrice, une rupture qui refonde, que d'un mal puisse sortir un bien. Mais dans les faits,  la maladie accomplit son oeuvre destructrice et enfermante- la pauvreté, que nous commencions à sérieusement réduire à l'échelle de la planète,  remonte, les gens souffrent, les injustices et inégalités augmentent, on se divise et se fragmente, les logiques capitalistiques et financières pourraient imposer un modèle susceptible de nous réduire en producteurs efficaces et obéissants de valeur, et en consommateurs non moins dociles et immobiles, privés de culture, d'art, de fête et de partage.  Comme ceux qui ont un métier de bureau et ne l'ont pas perdu, me voilà  happée dans un flux irrésistible et lassant de rendez-vous, entretiens, réunions à distance- je suis plus dépossédée que jamais de mon temps qui m'échappe et m'appelle à me coller devant un écran ou derrière un téléphone, pour faire acte de présence, donner la répartie, faire avancer une idée. Quelle comédie - on est en plein simulacre et le risque est à un moment de décrocher, de ne plus y croire - effondrement alors du théâtre et de la vie. Pour survivre et traverser, il est impératif d'y voir une période d'exception, qui a eu un début et qui aura une fin. La difficulté est l'impossibilité d'apercevoir cette fin - il n'y a pas d'échéance claire, le temps glisse. Prévoir et planifier deviennent beaucoup plus difficiles et aléatoires.  Dans tout ce brouillard épidémique, je voudrais qu'il soit possible de réussir à tracer une ligne d'horizon, et un chemin pour conduire nos pas. Je me répète chaque matin qu'il ne faut pas se décourager, ne pas céder à la peur, garder espoir, faire de l'inquiétude un aiguillon et en tirer une forme paradoxale de sérénité. Je voudrais une certitude, je n'en ai pas, s'agissant des affaires du monde, mais tout de même quelques convictions, s'agissant des principes à suivre. Ce qu'Albert Camus a dit et écrit, ce que Victor Hugo a dit et écrit, peut nous guider.  S'il est deux auteurs français que je veux recommander aujourd'hui à mes enfants de lire, c'est eux. Ne rien lâcher en matière de liberté et de justice. Persévérer, et aimer. Cela fait naïf, un peu niais presque, mais on en revient toujours là, parce que c'est vital, léger et profond, comme l'air qu'on respire....