Rencontrer les mots d'un autre et soudainement comprendre, à l'aide d'un concept, d'un agencement d'idées inédit qui clarifie ma propre pensée : je suis infiniment reconnaissante aux philosophes d'illuminer ainsi le réel, de me permettre de discerner un fil conducteur et de distinguer un peu mieux le paysage, en lui donnant une structure et/ou un principe dynamique. En perçant un pan de brume, ils dévoilent un chemin qui permet de continuer à mettre un pied devant l'autre ou simplement de rester assis dans le rayon de soleil ainsi dégagé.
L'incommensurable de François Jullien est un de ces concepts qui pour moi, d'un coup, éclairent et ordonnent les fils de ma perception et compréhension de la vie, un concept-clé au sens propre du terme, qui ouvre une porte dans le labyrinthe des idées, fait apparaître une cohérence et un principe directeur. Un peu comme un tapis dont l'image apparait après le travail de tissage - les fils emmêlés ne sont pas qu'un paquet de noeuds. Il met en cohérence interne mon appréhension intuitive, mon ressenti, et mon discours intérieur : rend intelligible quelque chose de très intime. Je dirais que ce que François Jullien réussit, c'est une formulation philosophique de ce que j'ai l'habitude de désigner comme l'expérience spirituelle, parce qu'il parvient à une approche asymptotique d'elle à la frontière de l'esprit et de l'intellect, par le pouvoir d'abstraction (alors que les pratiques et expériences physiques profondes, mettant en jeu complètement l'être charnel, l'approchent par immersion en allant à la frontière asymptotique des énergies du corps, dont le cerveau et ses ondes font partie, et que les pratiques artistiques et poétiques dansent autour, l'approchent par la force de contemplation, en nous conduisant aux confins de la perception, dans la vibration contemplative). Pour autant qu'on puisse conceptualiser cette expérience, l'incommensurable tel que le désigne et décrit François Jullien le fait de manière intellectuellement ajustée. Je m'interroge toutefois sur un point où je diverge d'avec son insistance sur la nécessaire sortie de ce qu'il appelle la =commune= mesure : le commun - c'est paradoxal, mais ne peut-on le retrouver dans cet incommensurable toujours singulier?
" Si le concept d'incommensurable est donc ici nécessaire, c'est d'abord pour conférer à la pensée de l'écart à la fois son assise et sa portée: de même qu'entre les nombres rationnels et les irrationnels, il y a de l'incommensurable, par écart qui ne se résorbe pas, dans la langue comme entre les langues, dans la vie comme entre les vies ; et c'est à quoi tient, dans ce hiatus et cet espacement irréductibles, bien plus que ce qui ferait leur valeur: leur capacité, immanente en même temps qu'infinie, de déploiement"
"Or d'ordinaire (...) on ne s'en enquiert guère ; on n'y prête que peu d'attention et on ne "l'entend" pas. De là que cela demeure "inouï". On n'entend d'ordinaire, on "ouït", que le commensurable. Or si d'ordinaire on n'entend pas l'inouï, ce n'est pas qu'il soit extra-ordinaire, exceptionnel ou insolite, au sens coutumier du terme, mais rabattu du terme et qui perd son intelligence. " C'est le plus immédiat et le plus quotidien qui parle ici de choses inouïes" comme le dit Nietzsche à propos du Zarathoustra. Mais cette dimension d'infini dont est traversée si souvent l'expérience, comme elle obligerait, pour l'entendre, de fêler ou de déborder les cadres constitués de l'expérience réduisant toute expérience à une commune mesure de l'expérience, que ces cadres soient ceux de notre perception ou bien de notre compréhension , nous la repoussons d'ordinaire à l'extrémité de notre expérience, comme une limite ultime de l'expérience, dans l'extraordinaire ou l'insolite, ou même nous la reportons dans un "au-delà" la transmuant en Infini métaphysique. Or rien cependant de plus ordinaire que l'inouï fissurant d'infini les mots, ou que celui du regard croisé dans la rue ou de ce soir que nous puissions sortir ensemble (...)"
" De même que l'inouï n'est pas l'extraordinaire, la "vraie vie" n'est pas une vie idéale ou une autre vie. Mais elle est la vie qui ne se résigne pas à laisser rabattre l'incommensurable de la vie (...) Elle est la vie qui sait dé coïncider de la commune mesure par laquelle elle s'égalise et se proportionnalise, se comptabilise et se normalise, se réduit et se résigne. A l'encontre de l'experience qui ne cesse de s'intégrer en commune mesure de l'expérience, il s'agit, en somme, d'ouvrir la vie au sans commune mesure de la vie"