mardi 19 avril 2022

Vivre avec angoisse

Le tragique de l'Histoire me réconcilie avec l'angoisse, source de mon intranquillité foncière. Subrepticement d'abord, avec de plus en plus de netteté ensuite, mes pérégrinations intellectuelles - à travers mes lectures, les entretiens entendus à la radio, les films, les pièces de théâtre, les conversations, les voyages - sont apparues plus cohérentes et moins fortuites, et m'ont fait voir, toucher, sentir que l'angoisse était un noeud vital: pas un trou noir, mais le signe inversé et inconscient du désir, une manifestation paradoxale de la pulsion de vie. J'ai vu aussi en elle la somatisation individuelle du tragique de l'histoire collective - l'absurde mystère qui fait que le destin des peuples toujours échappe au vouloir et reste jonché de cadavres et de violences à jamais injustifiables, marqué du sceau de la mort non pas comme fin harmonieuse d'un cycle biologique mais comme injustice et souffrance. Au niveau personnel, l'angoisse nait de nos contradictions inconscientes, du conflit de nos désirs, de notre incapacité à les réconcilier ou à choisir, de la difficulté à harnacher la pulsion de mort et mettre sa force au service du désir de vivre.  Mais elle fonctionne comme une alarme pour révéler en creux la force du désir qu'elle chasse de sa tanière secrète; découverte, contrôlée, elle peut devenir un moteur puissant.  Le tragique de l'Histoire nait de la contradiction profonde entre volonté du bien commun et destin funeste malgré nous, comme la manifestation de ce mal destructeur issu d'un inconscient collectif si contradictoire qu'il nous broie, ou issu de l'incapacité de la majorité à faire pièce à la pulsion de mort désinhibée de la minorité parvenue au pouvoir. 

jeudi 31 mars 2022

L'incommensurable

Rencontrer les mots d'un autre et soudainement comprendre, à l'aide d'un concept, d'un agencement d'idées inédit qui clarifie ma propre pensée : je suis infiniment reconnaissante aux philosophes d'illuminer ainsi le réel, de me permettre de discerner un fil conducteur et de distinguer un peu mieux le paysage, en lui donnant une structure et/ou un principe dynamique. En perçant un pan de brume, ils dévoilent un chemin qui permet de continuer à mettre un pied devant l'autre ou simplement de rester assis dans le rayon de soleil ainsi dégagé. 

L'incommensurable de François Jullien est un de ces concepts qui pour moi, d'un coup, éclairent et ordonnent les fils de ma perception et compréhension de la vie, un concept-clé au sens propre du terme, qui ouvre une porte dans le labyrinthe des idées, fait apparaître une cohérence et un principe directeur. Un peu comme un tapis dont l'image apparait après le travail de tissage - les fils emmêlés ne sont pas qu'un paquet de noeuds.  Il met en cohérence interne mon appréhension intuitive, mon ressenti,  et mon discours intérieur : rend intelligible quelque chose de très intime. Je dirais que ce que François Jullien réussit, c'est une formulation philosophique de  ce que j'ai l'habitude de désigner comme l'expérience spirituelle, parce qu'il parvient à une approche asymptotique d'elle à la frontière de l'esprit et de l'intellect, par le pouvoir d'abstraction (alors que les pratiques et expériences physiques profondes,  mettant en jeu complètement l'être charnel,  l'approchent par immersion en allant à la frontière asymptotique des énergies du corps, dont le cerveau et ses ondes font partie, et que les pratiques artistiques et poétiques dansent autour, l'approchent par la force de contemplation, en nous conduisant aux confins de la perception, dans la vibration contemplative). Pour autant qu'on puisse conceptualiser cette expérience, l'incommensurable tel que le désigne et décrit François Jullien le fait de manière intellectuellement ajustée.  Je m'interroge toutefois sur un point où je diverge d'avec son insistance sur la nécessaire sortie de ce qu'il appelle la =commune= mesure : le commun - c'est paradoxal, mais ne peut-on le retrouver dans cet incommensurable toujours singulier? 

" Si le concept d'incommensurable est donc ici nécessaire, c'est d'abord pour conférer à la pensée de l'écart à la fois son assise et sa portée: de même qu'entre les nombres rationnels et les irrationnels, il y a de l'incommensurable, par écart qui ne se résorbe pas, dans la langue comme entre les langues, dans la vie comme entre les vies ; et c'est à quoi tient, dans ce hiatus et cet espacement irréductibles, bien plus que ce qui ferait leur valeur: leur capacité, immanente en même temps qu'infinie, de déploiement" 

"Or d'ordinaire (...) on ne s'en enquiert guère ;  on n'y prête que peu d'attention et on ne "l'entend" pas. De là que cela demeure "inouï". On n'entend d'ordinaire, on "ouït", que le commensurable. Or si d'ordinaire on n'entend pas l'inouï, ce n'est pas qu'il soit extra-ordinaire, exceptionnel ou insolite, au sens coutumier du terme, mais rabattu du terme et qui perd son intelligence. " C'est le plus immédiat et le plus quotidien qui parle ici de choses inouïes" comme le dit Nietzsche à propos du Zarathoustra. Mais cette dimension d'infini dont est traversée si souvent l'expérience, comme elle obligerait, pour l'entendre, de fêler ou de déborder les cadres constitués de l'expérience réduisant toute expérience  à une commune mesure de l'expérience, que ces cadres soient ceux de notre perception ou bien de notre compréhension , nous la repoussons d'ordinaire à l'extrémité de notre expérience, comme une limite  ultime de l'expérience, dans l'extraordinaire ou l'insolite, ou même nous la reportons dans un "au-delà" la transmuant en Infini métaphysique. Or rien cependant de plus ordinaire que l'inouï fissurant d'infini les mots, ou que celui du regard croisé dans la rue ou de ce soir que nous puissions sortir ensemble (...)"

" De même que l'inouï n'est pas l'extraordinaire, la "vraie vie" n'est pas une vie idéale ou une autre vie. Mais elle est la vie qui ne se résigne pas à laisser rabattre l'incommensurable de la vie (...) Elle est la vie qui sait dé coïncider de la commune mesure par laquelle elle s'égalise et se proportionnalise, se comptabilise et se normalise, se réduit et se résigne. A l'encontre de l'experience qui ne cesse de s'intégrer en commune mesure de l'expérience, il s'agit, en somme, d'ouvrir la vie au sans commune mesure de la vie"

dimanche 23 janvier 2022

Quelques sites en ligne pour lire des poèmes

La poésie permet de travailler l'équivoque du langage - elle a conscience de la duperie possible. Mais elle l'écarte en la dévoilant, et le dévoilement se fait sublimation. La poésie est l'art de danser sur cette lisière, dans un rapport modeste au monde, aux êtres  et à leur vérité.  Elle est tissée de nos paradoxes existentiels et quotidiens. Elle fait sens, dans toutes les significations de ce mot polysémique. Comme la musique, il y a la ligne mélodique, ce que tend à dire une phrase, et l'harmonie, qui fait résonner chaque mot ou chaque son à de multiples niveaux et par diverses voix.  Elle dit obstinément ce qui résiste en nous, ne doit pas être détruit, la sève qui nous nourrit et nous relie, mais aussi la fragilité extrême, toujours menacée. Elle est la trace qui demeure au-delà de la perte et de la disparition.

Je découvre aujourd'hui de vastes espaces en ligne où se retrouvent des poètes et surtout leurs poèmes et recopie ci-dessous les liens pour que vous puissiez aller y faire un tour : 

https://terresdefemmes.blogs.com/mon_weblog/ 

https://poezibao.typepad.com/

https://www.recoursaupoeme.fr/actualites/

https://www.terreaciel.net/

https://diacritik.com/

Et je veux recopier cette page bouleversante lue ce matin sur le blog Terre de femmes - blog à la fois simple et extraordinairement riche. Ce poème parle de l'indicible horreur de la guerre en Syrie et du mal fait aux enfants. Les guerres nous exilent de notre humanité

Huit millions et demi de roses piétinées au Levant

 

descaressesontfermé                                                                                                                                                                                 

lesyeuxdesenfants

syrienscouchantla

chenilledeleurs

pupillesdanslecocon

douilletdenotre

bonneconscience

                        

                     Sampiero

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                             

Nous ne sommes personne. Nous sommes
à peine celui que nous connaissons. Il y a
tellement d’infini derrière celui que nous
ne connaissons pas.

Nous sommes d’avant les étoiles, le néant,
et nous y retournerons. Le grand cirque de
l’enfance ou de la prise de pouvoir sur les
autres ne nous étourdira jamais assez pour
oublier.

Quand les enfants croisent un étranger, ils
lui parlent comme à une grande personne,
un être précieux. Avec les mains, les yeux.

Comme ils parlent aussi aux arbres, aux
peluches, aux oiseaux. Avec le sérieux du
premier et du dernier jour.

Ils savent que la vie éternelle tourne en
boucle comme une folle dans leur sang et
que tout se transforme sans cesse pour
danser parmi nous. Il faut se souvenir
de notre première venue ici comme d’un

tremblement dans le feuillage d’un arbre.

Nous sommes tous des réfugiés en fuite en
quête de quelque chose.

[…]

 

Roesz 2

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Nous sommes tous des réfugiés et nous
écrivons une histoire prévue pour s’effacer.
tomber en poussière dans la poussière du
monde.

Et ce n’est pas rien cette disparition. C’est
le pollen des fleurs. Le soleil dans les yeux
de la mouche. La flaque bousculée par les
pneus du camion. C’est une histoire cet
effacement, c’est la nôtre.

                                                                                     

Roesz Levant


dimanche 12 décembre 2021

Mantra matinal

Les brumes certains matins se dissipent. Dans l'épuisement, j'ai l'impression d'avoir mis à nu mon fondement - comme si je pouvais enfin distinguer ce qui constitue mon intégrité, l'eau première qui me donne mon énergie, m'anime et me ranime, les vagues et le ressac de mon être. 

En parlant avec Yann, qui se préoccupe beaucoup de ce que les religions font aux personnes et aux sociétés et y voit une source de mal, d'ignorance, d'intolérance, de violence et donc de souffrance, nous avons creusé les questions. Je ne cessais de revenir sur les nuances de gris du réel, sur les besoins fondamentaux que les religions remplissent pour beaucoup d'êtres humains - celui de faire communauté, de se relier, celui aussi de découvrir et de vivre son intériorité. Je m'observais refusant de rejeter le religieux malgré les horreurs commises en son nom, cherchant toujours à distinguer spiritualité et religion, mais sans parvenir vraiment à convaincre, le bilan historique et meurtrier des religions étant ce qu'il est, comme leur bilan psychologique et social d'abus, d'emprise et de manipulation ...  Alors quoi?

Le sujet me dépasse, mais à titre individuel, je crois saisir enfin ma foi (qui diffère de la croyance, du moins je l'espère, en ce qu'elle n'est pas une adhésion à un dogme insaisissable par la raison, voire contradictoire avec elle). Je crois en la force transcendante de l'amour entre les êtres et pour les êtres vivants quels qu'ils soient, et dans la nécessité d'un comportement et d'une action éthiques, c'est à dire mus par le désir de faire du bien, aux autres êtres et à soi  - cela va fondamentalement ensemble, il n'y a pas d'opposition entre les deux.  Il y a donc en moi un élan de confiance et d'abandon à cette transcendance de l'amour entre les êtres, et le désir constant de faire du bien. J'ai bien conscience que ce sont des lignes de force, des directions, un élan, et qu'il  y a toujours un écart, et parfois un fossé, entre l'intention et l'effet réel, mais mon espérance est que cet écart se réduise. Par un effort de vérité, de sincérité, d'honnêteté et d'intégrité. Pour vivre authentiquement - véracité et vivacité ont partie liée chez moi. La volonté de lutter contre l'absurde et la souffrance, d'oeuvrer pour la paix et la justice reste au coeur de mon engagement - c'est peut être un peu ridicule d'avoir besoin de ces mots pour me lever chaque jour, mais c'est ainsi que je parviens à vivre - may daily practice lead me, lead us, to courageous actions, creative thinking, deeper communities, fairer societies and the love of all beings - c'est mon mantra matinal. Enjoy your day!


lundi 6 décembre 2021

Ce qui nous lie

Nos manques et nos défauts nous égalisent et nous solidarisent, c'est une conviction qui m'apparaît chaque jour plus nettement, à mesure que j'entre dans l'expérience de ma vie. Les passions et émotions dites tristes ou négatives sont en fait notre porte de rencontre. Nos tristesses, manquements et souffrances sont notre lieu commun, la condition où nous pouvons nous reconnaître pleinement, mutuellement, égaux dans un similaire dénuement, par delà notre altérité. Je crois que c'est ce que recouvre la notion de péché dans la religion chrétienne, ou de souffrance dans le bouddhisme - ce qui nous lie est ce manquement, ce défaut, ce vide fondamental. Dans la sincérité face à nos émotions, nous pouvons faire une expérience profondément commune, éprouver notre solidarité d'êtres vivants et conscients, ce qui fait de nous des humains. La tristesse est l'instrument de la connexion profonde et de la réconciliation. Elle transcende nos altérités et permet ensuite la joie et le plaisir, qui sont la jouissance de l'altérité dans son mystère, quand celle-ci devient feu et électricité.

samedi 2 octobre 2021

La plainte des fleurs vers la mer

Au bord de la falaise, la bruyère et l'ajonc apparient leurs couleurs
et l'âpre sente ourlée les porte vers le large
Dans l'éclat de la roche, il n'y a plus d'odeur
Le soleil  et le sable ont séché les parfums
Jaunes et roses tissent les entrelacs de la lande
sans motif ils vont avec une joie discrète
jusqu'au prochain nuage
Vois: l'horizon se plombe et macule leur chemin
de son fusain qui bave  et plonge tout son fer
dans les gravats  d'un jour troublé par ses métamorphoses
Reste vent qui bruisse et larmoie,
enroule et  repousse  sans frein
la plainte des fleurs vers la mer.
La nature si vivante jusque dans l'inerte pierre
nous tend un lent miroir pour bien y réfléchir 
-on pense souvent plus clairement en marchant-
Romantique polissoir de l'âme,
elle aiguise les sens, lie nos maux en tourmente,
apaise et repose en nous énergisant
Le grand phare lance un appel silencieux
Tu es là sans plus savoir l'heure ni l'époque dans le jeu des saisons,
ton coeur saoul de douleurs et bonheurs mêlés,
l'esprit crevé des angoisses de l'histoire trop sauvage 
Le phare, gardien du bord des terres et scrutateur de l'horizon,
se dresse et geint.
Tu perçois un son lourd assourdi par les vagues
Le cri rauque des vieux phoques s'inscrit-il en mémoire dans le sillage sonore des bateaux? 
Là-bas, si loin que les sentinelles ne peuvent les voir,
dans ces eaux de glace qui protègent notre globe,
un cataclysme s'est produit
Il se propage sur l'onde
La voix nous dit que ce monde se meurt
Nous le savons, vieil ours des mers
Il y a dans le cri de l'animosité - 
c'est une colère publique,
de celles qu'on peut porter lorsqu'on  en n'a pas, ou plus, une à soi
C'est une protestation générale 
qui ne supporte plus la fange intellectuelle et médiatique du moment
Vois-tu l'espace saturé d'immondices, ces détritus de haine,
le limon des peurs de notre humanité?
Le grand phare convoque dans ses lices les oiseaux messagers,
familiers des traversées outremer,
et leur confie sa supplique
Ils la diront peut-être aux habitants sédentaires
le long de leurs couloirs de migration ancestrale.
Je vous pardonne, terriens,
votre mal inconscient, fruit de vos désirs voraces et immatures,
tout ce qui fut nocif, involontairement, par aliénation, par ignorance du vrai soi,
je vous pardonne les fausses promesses,
les serments d'amour infondés comme alcool frelaté qui malgré tout enivre, 
je vous pardonne la marée noire toxique de vos dénis du réel,
je vous pardonne, mais je vous supplie
Ma prière est intense et je vous en conjure :
protégez l'intégrité de vos êtres,
prenez soin du chat qui vous regarde,
de l'arbre qui se penche au-dessus de l'enfant,
de la beauté indicible de l'amour pur entre vous.


samedi 25 septembre 2021

Métaphores aquatiques

 En pays assoiffé et Mahmoud ou la montée des eaux, mes deux lectures de cette fin de semaine. Elles me font entrer dans une étrange paix, paradoxale. La voix d'une femme écrivain tunisienne et celle d'un homme belge la prêtant à un vieux poète syrien et à sa femme poète elle aussi. L'une parle de la soif d'amour et de sens dans un monde asséché par la brutalité des injustices sociales, des espoirs politiques déçus, de la violence terroriste comme une vengeance démente, l'autre évoque l'eau comme le reposoir des souvenirs, la mémoire de ce qui fut et qui reste, en nous, matriciel, l'enveloppe qui recouvre le fondement enseveli mais intact. Un livre sur l'insondable catastrophe que l'attentat du musée du Bardo représente pour la jeune démocratie tunisienne et l'autre sur les horreurs et outrages indicibles commis par Bachar el Assad, dont aucune eau ne peut laver les criminelles violences.

Il y a aussi, en fond rétinien, l'océan de livres - encore une image aquatique-, qui m'attire chaque semaine dans les étals de la Fnac ou des autres librairies et qui me donne le vertige. Le langage des livres est une eau - parce qu'il est nourriture vitale, qu'il nous relie entre nous et à travers les âges. Même s'il y a trop de livres sans force poétique, écrits trop vite, ou écrits non pas pour dire mais pour vendre, le nombre de ceux qui expriment la subtilité et la grâce de la pensée et des émotions humaines, qui témoigne de l'énergie créative des humains, de leur pouvoir connaissant et aimant,  me sidère et m'émerveille.

Dans les deux livres, il y a aussi de très belles évocations de l'amour et la mystérieuse alchimie qu'il opère entre deux êtres, leurs corps et leurs âmes.


"Sa peau à elle? Elle ne sait où elle commence, où elle finit. Le désir pénètre la terre pour la pétrir et tout se mélange. Chacun s'aperçoit qu'en lui sommeille une énigme, mais qui lui appartient à peine. En sondant celle de Taha, Nojoum tombe sur la sienne, qui lui échappait. Il la révèle à elle-même. Elle sent son coeur à lui battre dans ses veines à elle, dans ses sens exaltés. L'air qu'il lui chante se confond avec sa propre respiration (...) Dès qu'il pose sur elle son regard, que ses doigts l'effleurent, elle est délivrée du malheur de la pierre, possède une force inouïe, et autant d'assurance que si elle avait toujours été belle, qu'elle s'était toujours confondue avec la douceur de l'air, l'éclat du soleil, l'énergie subite du vent."  (Emna Belhaj Yahia, En pays assoiffé, p. 45)

"Quand on a perdu un enfant, ou plusieurs enfants, ou un frère, ou n'importe qui comptant follement pour nous, alors on ne peut plus avoir un buisson de lumière dans le coeur. On ne peut plus avoir qu'un ridicule morceau de joie. Un fétu minuscule. Et on se sent comme moi depuis tout ce temps: séparé. Détruit."


"Va savoir, avec lui.

La tête entre les mains, il parle.

J'entends ses mots.

Plus tard, il sort avec un tas de petites tartines

emballées dans de la cellophane.

Des tartines coupées au cordeau.

Des choses bien faites.

De la pureté.

La nostalgie est une chose pure.

Tous les matins, il les prépare.

Du pain au concombre avec une pointe de sel

et d'huile d'olive, qu'il dépose religieusement

sur les piles de pierres érigées plus tôt, trois, en sorte

qu'on peut voir trois piles de tartines en équilibre

sur trois piles de pierres, juste devant le lac.

Son lac.

Il ne les mange pas.

Quand il a terminé, il attend en regardant 

loin devant lui.

Il fixe les eaux, touche son masque.

Mais ne plonge pas.

Le regard arrimé à la gigantesque paroi du barrage,

là, à plusieurs kilomètres sur l'autre rive,

il sourit, faisant le geste de toucher quelqu'un.

Puis il marche jusqu'à la balancelle qu'il a fixée

à ce vieux chêne, et se met à pousser comme si

quelque petit garçon ou quelque petite fille avait

la chance de s'y trouver.

Et au loin, à peine perceptible, la musique

de sa voix qui n'arrête pas de chanter.

Le combat de la brèche avec le désir de lumière

Le combat de l'escalier avec le pas de géant du soleil

Le combat de la solitude avec une chanson

Quand elles s'approchent de trop près, il brandit

le poing en direction des mouettes et protège,

de l'autre, les piles  de pain emballées sur la pierre.

Puis il revient pousser la balancelle comme si c'était

la chose la plus importante au monde.

Comme quand il cuisine.

Ou quand il écrit.

Qu'il m'aimait.

Il regarde son cabanon juste au-dessus de lui,

au-dessus du chêne, contre l'aven de pierre où

il a cru bon de le construire. Sous le soleil.

Je vois ses yeux briller.

Ferme les yeux, Mahmoud.

La vie est belle, mais elle est vide.

La balancelle danse, se mêlant aux nuages de plus

en plus sombres, aux broussailles entre la rive

et le sentier par où l'on vient, mais lui s'est installé

sur son siège en osier, a sorti son carnet et entrepris

de dessiner le lac, ses mouettes, ainsi que les trois cairns faits

de sable et de mica.

Il ne dessine rien d'autre.

Il tient son stylo légendaire au-dessus de la page,

mais il n'y écrit rien.

Il s'allume une cigarette.

Ferme les yeux.

Mon amour.

A présent je peux dire amour.

Peu à peu, se rendant compte qu'il chantonne

Depuis un moment, il sourit et referme son carnet.

Se lève.

Place la barque sur l'eau.

S'y installe et se met à ramer.

Moi, femme des naufrages et des furieux requins,

je fixe la balancelle qui continue de danser avec, dessus, le

corps-fantôme des jeunes enfants.

Moi aussi, tu sais, j'ai aimé un homme.

Moi aussi, j'ai été amoureuse.

C'était un homme qui n'était plus tout jeune,

car avant de me connaître, il avait eu une vie.

Il s'était marié. Avait eu un enfant.

J'ai aimé cet homme comme jamais.

J'ai aimé les boucles de ses cheveux, son rire.

Sa façon de ne pas se soumettre. Sa liberté de ton.

Sa folie. La douceur de son écriture, son mordant.

(...).

Ecrire le dévorait.

Il y mettait sa vie.

Or écrire je pensais, non j'en étais sûre comme

on est sûr de porter la vie, doit être une chose simple, ou

alors elle est intenable.

Comme vivre et comme aimer.

(...)

A l'époque, je n'avais jamais vu autant de force chez

quelqu'un. Tu ne reculais devant rien. Un miracle,

la liberté n'ayant rien d'un sport national

par chez nous.

Ailleurs, elle est sur toutes les bouches.

Chez nous, elle coud les lèvres de ceux 

qui en parlent.

Car telle fut la devise de nos dirigeants:

nous changer en moutons doublés de pauvres ignares,

afin de pouvoir nous manipuler à leur guise,

qu'il pleuve ou qu'il vente.

Si bien que lorsque l'homme que j'aimais (toi, idiot,

oui!) a dévié des cases de la route du parti, on l'a jeté

en prison.

Moi non plus, je n'oublie rien.

Quand il est sorti, la lumière avait déserté

son regard, il ne parlait pratiquement plus.

Il emmenait les enfants au lac.

Il les installait sur sa barque.

Ensuite ils pique-niquaient et chassaient

les mouettes avec toutes sortes d'armes fabriquées mains.

Il s'efforçait de rire.

Et eux aussi riaient, ne se doutant pas un seul

instant du gouffre que cache parfois le rire d'un père.

De ses envies de se défenestrer.

De sa rage.

Les coups qu'il se donnait pour punir et bannir

la violence que la prison avait semée en lui.

L'abrutir.

Sa façon d'ahaner, sitôt qu'il montait à l'échelle

pour cueillir les fruits du prunier.

Les nuits où je le trouvais en larmes,

fixant son stylo comme le dernier ami à qui

il pouvait se confier.

J'ai eu peur de cet homme, Mahmoud.

Et pourtant lui aussi je l'ai aimé follement.

A présent, c'est un vieux sage.

Elmachi!

On le dit fou.

Mais je l'aime encore, car je le reconnais.

Rien n'a changé.

Pour l'heure, je marche à ses côtés dans les vieilles rues

d'Alep. Sa main chaude sous la mienne et

ses grosses lunettes de soleil que je n'aime pas

et n'ai jamais aimées, sombres comme les yeux

des morts.

Je suis place Saint-Sulpice et le regarde signer

ses livres pour ces fiers Parisiens massés tout

contre lui.

Il rit.

Il parle aux Parisiens de nos trois jeunes et beux

enfants.

Brahim, Salim et Nazifé.

Il dit leurs noms.

Il les répète en continu et me viennent des

buissons de lumière partout dans la poitrine.

Puis il me fixe et me présente à eux.

Ma femme, Sarah.

Il me présente à eux qui ne comprennent qu'à moitié 

ce qu'il raconte.

Il leur lit un de mes poèmes (oui, à moi, femme du poète

Elmachi) où je dis que les mots sont la main visible du

silence, la forme qu'il revêt pour être compris de nous.

C'est elle qu'il faudrait lire, dit-il.

Sarah.

A nouveau, mon nom.

Et soudain, le siècle brille.

Je le regarde.

C'est lui.

Il entasse des pierres sur la plage et je lui parle.

Je n'arrête pas de lui parler.

Amour, dis-je

Rentre avant la tombée du jour. "

(Antoine Wauters, Mahmoud ou la montée des eaux, pp 39-44)