lundi 6 décembre 2021

Ce qui nous lie

Nos manques et nos défauts nous égalisent et nous solidarisent, c'est une conviction qui m'apparaît chaque jour plus nettement, à mesure que j'entre dans l'expérience de ma vie. Les passions et émotions dites tristes ou négatives sont en fait notre porte de rencontre. Nos tristesses, manquements et souffrances sont notre lieu commun, la condition où nous pouvons nous reconnaître pleinement, mutuellement, égaux dans un similaire dénuement, par delà notre altérité. Je crois que c'est ce que recouvre la notion de péché dans la religion chrétienne, ou de souffrance dans le bouddhisme - ce qui nous lie est ce manquement, ce défaut, ce vide fondamental. Dans la sincérité face à nos émotions, nous pouvons faire une expérience profondément commune, éprouver notre solidarité d'êtres vivants et conscients, ce qui fait de nous des humains. La tristesse est l'instrument de la connexion profonde et de la réconciliation. Elle transcende nos altérités et permet ensuite la joie et le plaisir, qui sont la jouissance de l'altérité dans son mystère, quand celle-ci devient feu et électricité.

samedi 2 octobre 2021

La plainte des fleurs vers la mer

Au bord de la falaise, la bruyère et l'ajonc apparient leurs couleurs
et l'âpre sente ourlée les porte vers le large
Dans l'éclat de la roche, il n'y a plus d'odeur
Le soleil  et le sable ont séché les parfums
Jaunes et roses tissent les entrelacs de la lande
sans motif ils vont avec une joie discrète
jusqu'au prochain nuage
Vois: l'horizon se plombe et macule leur chemin
de son fusain qui bave  et plonge tout son fer
dans les gravats  d'un jour troublé par ses métamorphoses
Reste vent qui bruisse et larmoie,
enroule et  repousse  sans frein
la plainte des fleurs vers la mer.
La nature si vivante jusque dans l'inerte pierre
nous tend un lent miroir pour bien y réfléchir 
-on pense souvent plus clairement en marchant-
Romantique polissoir de l'âme,
elle aiguise les sens, lie nos maux en tourmente,
apaise et repose en nous énergisant
Le grand phare lance un appel silencieux
Tu es là sans plus savoir l'heure ni l'époque dans le jeu des saisons,
ton coeur saoul de douleurs et bonheurs mêlés,
l'esprit crevé des angoisses de l'histoire trop sauvage 
Le phare, gardien du bord des terres et scrutateur de l'horizon,
se dresse et geint.
Tu perçois un son lourd assourdi par les vagues
Le cri rauque des vieux phoques s'inscrit-il en mémoire dans le sillage sonore des bateaux? 
Là-bas, si loin que les sentinelles ne peuvent les voir,
dans ces eaux de glace qui protègent notre globe,
un cataclysme s'est produit
Il se propage sur l'onde
La voix nous dit que ce monde se meurt
Nous le savons, vieil ours des mers
Il y a dans le cri de l'animosité - 
c'est une colère publique,
de celles qu'on peut porter lorsqu'on  en n'a pas, ou plus, une à soi
C'est une protestation générale 
qui ne supporte plus la fange intellectuelle et médiatique du moment
Vois-tu l'espace saturé d'immondices, ces détritus de haine,
le limon des peurs de notre humanité?
Le grand phare convoque dans ses lices les oiseaux messagers,
familiers des traversées outremer,
et leur confie sa supplique
Ils la diront peut-être aux habitants sédentaires
le long de leurs couloirs de migration ancestrale.
Je vous pardonne, terriens,
votre mal inconscient, fruit de vos désirs voraces et immatures,
tout ce qui fut nocif, involontairement, par aliénation, par ignorance du vrai soi,
je vous pardonne les fausses promesses,
les serments d'amour infondés comme alcool frelaté qui malgré tout enivre, 
je vous pardonne la marée noire toxique de vos dénis du réel,
je vous pardonne, mais je vous supplie
Ma prière est intense et je vous en conjure :
protégez l'intégrité de vos êtres,
prenez soin du chat qui vous regarde,
de l'arbre qui se penche au-dessus de l'enfant,
de la beauté indicible de l'amour pur entre vous.


samedi 25 septembre 2021

Métaphores aquatiques

 En pays assoiffé et Mahmoud ou la montée des eaux, mes deux lectures de cette fin de semaine. Elles me font entrer dans une étrange paix, paradoxale. La voix d'une femme écrivain tunisienne et celle d'un homme belge la prêtant à un vieux poète syrien et à sa femme poète elle aussi. L'une parle de la soif d'amour et de sens dans un monde asséché par la brutalité des injustices sociales, des espoirs politiques déçus, de la violence terroriste comme une vengeance démente, l'autre évoque l'eau comme le reposoir des souvenirs, la mémoire de ce qui fut et qui reste, en nous, matriciel, l'enveloppe qui recouvre le fondement enseveli mais intact. Un livre sur l'insondable catastrophe que l'attentat du musée du Bardo représente pour la jeune démocratie tunisienne et l'autre sur les horreurs et outrages indicibles commis par Bachar el Assad, dont aucune eau ne peut laver les criminelles violences.

Il y a aussi, en fond rétinien, l'océan de livres - encore une image aquatique-, qui m'attire chaque semaine dans les étals de la Fnac ou des autres librairies et qui me donne le vertige. Le langage des livres est une eau - parce qu'il est nourriture vitale, qu'il nous relie entre nous et à travers les âges. Même s'il y a trop de livres sans force poétique, écrits trop vite, ou écrits non pas pour dire mais pour vendre, le nombre de ceux qui expriment la subtilité et la grâce de la pensée et des émotions humaines, qui témoigne de l'énergie créative des humains, de leur pouvoir connaissant et aimant,  me sidère et m'émerveille.

Dans les deux livres, il y a aussi de très belles évocations de l'amour et la mystérieuse alchimie qu'il opère entre deux êtres, leurs corps et leurs âmes.


"Sa peau à elle? Elle ne sait où elle commence, où elle finit. Le désir pénètre la terre pour la pétrir et tout se mélange. Chacun s'aperçoit qu'en lui sommeille une énigme, mais qui lui appartient à peine. En sondant celle de Taha, Nojoum tombe sur la sienne, qui lui échappait. Il la révèle à elle-même. Elle sent son coeur à lui battre dans ses veines à elle, dans ses sens exaltés. L'air qu'il lui chante se confond avec sa propre respiration (...) Dès qu'il pose sur elle son regard, que ses doigts l'effleurent, elle est délivrée du malheur de la pierre, possède une force inouïe, et autant d'assurance que si elle avait toujours été belle, qu'elle s'était toujours confondue avec la douceur de l'air, l'éclat du soleil, l'énergie subite du vent."  (Emna Belhaj Yahia, En pays assoiffé, p. 45)

"Quand on a perdu un enfant, ou plusieurs enfants, ou un frère, ou n'importe qui comptant follement pour nous, alors on ne peut plus avoir un buisson de lumière dans le coeur. On ne peut plus avoir qu'un ridicule morceau de joie. Un fétu minuscule. Et on se sent comme moi depuis tout ce temps: séparé. Détruit."


"Va savoir, avec lui.

La tête entre les mains, il parle.

J'entends ses mots.

Plus tard, il sort avec un tas de petites tartines

emballées dans de la cellophane.

Des tartines coupées au cordeau.

Des choses bien faites.

De la pureté.

La nostalgie est une chose pure.

Tous les matins, il les prépare.

Du pain au concombre avec une pointe de sel

et d'huile d'olive, qu'il dépose religieusement

sur les piles de pierres érigées plus tôt, trois, en sorte

qu'on peut voir trois piles de tartines en équilibre

sur trois piles de pierres, juste devant le lac.

Son lac.

Il ne les mange pas.

Quand il a terminé, il attend en regardant 

loin devant lui.

Il fixe les eaux, touche son masque.

Mais ne plonge pas.

Le regard arrimé à la gigantesque paroi du barrage,

là, à plusieurs kilomètres sur l'autre rive,

il sourit, faisant le geste de toucher quelqu'un.

Puis il marche jusqu'à la balancelle qu'il a fixée

à ce vieux chêne, et se met à pousser comme si

quelque petit garçon ou quelque petite fille avait

la chance de s'y trouver.

Et au loin, à peine perceptible, la musique

de sa voix qui n'arrête pas de chanter.

Le combat de la brèche avec le désir de lumière

Le combat de l'escalier avec le pas de géant du soleil

Le combat de la solitude avec une chanson

Quand elles s'approchent de trop près, il brandit

le poing en direction des mouettes et protège,

de l'autre, les piles  de pain emballées sur la pierre.

Puis il revient pousser la balancelle comme si c'était

la chose la plus importante au monde.

Comme quand il cuisine.

Ou quand il écrit.

Qu'il m'aimait.

Il regarde son cabanon juste au-dessus de lui,

au-dessus du chêne, contre l'aven de pierre où

il a cru bon de le construire. Sous le soleil.

Je vois ses yeux briller.

Ferme les yeux, Mahmoud.

La vie est belle, mais elle est vide.

La balancelle danse, se mêlant aux nuages de plus

en plus sombres, aux broussailles entre la rive

et le sentier par où l'on vient, mais lui s'est installé

sur son siège en osier, a sorti son carnet et entrepris

de dessiner le lac, ses mouettes, ainsi que les trois cairns faits

de sable et de mica.

Il ne dessine rien d'autre.

Il tient son stylo légendaire au-dessus de la page,

mais il n'y écrit rien.

Il s'allume une cigarette.

Ferme les yeux.

Mon amour.

A présent je peux dire amour.

Peu à peu, se rendant compte qu'il chantonne

Depuis un moment, il sourit et referme son carnet.

Se lève.

Place la barque sur l'eau.

S'y installe et se met à ramer.

Moi, femme des naufrages et des furieux requins,

je fixe la balancelle qui continue de danser avec, dessus, le

corps-fantôme des jeunes enfants.

Moi aussi, tu sais, j'ai aimé un homme.

Moi aussi, j'ai été amoureuse.

C'était un homme qui n'était plus tout jeune,

car avant de me connaître, il avait eu une vie.

Il s'était marié. Avait eu un enfant.

J'ai aimé cet homme comme jamais.

J'ai aimé les boucles de ses cheveux, son rire.

Sa façon de ne pas se soumettre. Sa liberté de ton.

Sa folie. La douceur de son écriture, son mordant.

(...).

Ecrire le dévorait.

Il y mettait sa vie.

Or écrire je pensais, non j'en étais sûre comme

on est sûr de porter la vie, doit être une chose simple, ou

alors elle est intenable.

Comme vivre et comme aimer.

(...)

A l'époque, je n'avais jamais vu autant de force chez

quelqu'un. Tu ne reculais devant rien. Un miracle,

la liberté n'ayant rien d'un sport national

par chez nous.

Ailleurs, elle est sur toutes les bouches.

Chez nous, elle coud les lèvres de ceux 

qui en parlent.

Car telle fut la devise de nos dirigeants:

nous changer en moutons doublés de pauvres ignares,

afin de pouvoir nous manipuler à leur guise,

qu'il pleuve ou qu'il vente.

Si bien que lorsque l'homme que j'aimais (toi, idiot,

oui!) a dévié des cases de la route du parti, on l'a jeté

en prison.

Moi non plus, je n'oublie rien.

Quand il est sorti, la lumière avait déserté

son regard, il ne parlait pratiquement plus.

Il emmenait les enfants au lac.

Il les installait sur sa barque.

Ensuite ils pique-niquaient et chassaient

les mouettes avec toutes sortes d'armes fabriquées mains.

Il s'efforçait de rire.

Et eux aussi riaient, ne se doutant pas un seul

instant du gouffre que cache parfois le rire d'un père.

De ses envies de se défenestrer.

De sa rage.

Les coups qu'il se donnait pour punir et bannir

la violence que la prison avait semée en lui.

L'abrutir.

Sa façon d'ahaner, sitôt qu'il montait à l'échelle

pour cueillir les fruits du prunier.

Les nuits où je le trouvais en larmes,

fixant son stylo comme le dernier ami à qui

il pouvait se confier.

J'ai eu peur de cet homme, Mahmoud.

Et pourtant lui aussi je l'ai aimé follement.

A présent, c'est un vieux sage.

Elmachi!

On le dit fou.

Mais je l'aime encore, car je le reconnais.

Rien n'a changé.

Pour l'heure, je marche à ses côtés dans les vieilles rues

d'Alep. Sa main chaude sous la mienne et

ses grosses lunettes de soleil que je n'aime pas

et n'ai jamais aimées, sombres comme les yeux

des morts.

Je suis place Saint-Sulpice et le regarde signer

ses livres pour ces fiers Parisiens massés tout

contre lui.

Il rit.

Il parle aux Parisiens de nos trois jeunes et beux

enfants.

Brahim, Salim et Nazifé.

Il dit leurs noms.

Il les répète en continu et me viennent des

buissons de lumière partout dans la poitrine.

Puis il me fixe et me présente à eux.

Ma femme, Sarah.

Il me présente à eux qui ne comprennent qu'à moitié 

ce qu'il raconte.

Il leur lit un de mes poèmes (oui, à moi, femme du poète

Elmachi) où je dis que les mots sont la main visible du

silence, la forme qu'il revêt pour être compris de nous.

C'est elle qu'il faudrait lire, dit-il.

Sarah.

A nouveau, mon nom.

Et soudain, le siècle brille.

Je le regarde.

C'est lui.

Il entasse des pierres sur la plage et je lui parle.

Je n'arrête pas de lui parler.

Amour, dis-je

Rentre avant la tombée du jour. "

(Antoine Wauters, Mahmoud ou la montée des eaux, pp 39-44)






dimanche 12 septembre 2021

Il censimento dei radical chic (le recensement des intellos de gauche)

Ce week-end m'a offert une sérendipité d'étagères : alors que tous les romans me tombaient des mains ces derniers temps, je suis allée à la Fnac, motivée par mon inclinaison maternelle à procurer à Yann le Gargantua de Rabelais  qui est cette année au programme des élèves de 1ère, et  je me suis trouvée devant les étals de livres venus d'ailleurs (je veux dire : écrits par des auteurs non français) dont l'attrait exotique a d'emblée un puissant effet sur moi. Pour briser la conjuration de mon incapacité à me plonger dans la lecture d'une fiction, je penchais pour un roman d'espionnage de John Le Carré mais suis tombée sur un autre bouquin à la couverture incongrue qui faisait penser à un polar (une batte de baseball avec une tache de sang), "Le recensement des intellos de gauche", de Giacomo Papi, présenté en quatrième de couverture comme un grand succès en Italie.  Drôle et triste, léger et grave, érudit et ludique, le livre m'a beaucoup plu. L'Italie est méconnue en France, et c'est bien dommage. Les pages 164 à 178 listant les mots à interdire sont un morceau de bravoure que je vous laisse découvrir si la curiosité vous en prend.  Certaines phrases se détachent pour moi, parce qu'elles mettent noir sur blanc des pensées qui sont comme des évidences que je me répète depuis longtemps et qui vont sans dire mais qui vont aussi tellement mieux en les disant : " elle pensa que c'était peut-être tout aussi vrai pour les livres qui, telles des stèles funéraires, étaient comme des points de jonction entre les vivants et les morts". J'ai toujours pensé cela, que les écrivains décédés étaient comme des amis de l'au-delà, des morts vivants, des êtres encore présents à travers leurs paroles et leur pensée me parlant, à moi et tous leurs lecteurs d'aujourd'hui et que nous formions une communauté à travers les âges. C'est vrai de nos morts en général d'ailleurs, avec lesquels nous vivons,  pour faire allusion au beau titre du dernier livre de Delphine Horvilleur ("Vivre avec nos morts").  Le rayonnement séminal de certaines vies est tel qu'il irradie toute notre existence et  continue de la nourrir, orienter et transformer longtemps après le décès. Nos morts, ceux qui sont les nôtres parce qu'ils nous sont intimes, ne mourront qu'avec nous.  Giacomo Papi nous parle aussi de la culture, comme antithèse et antidote au populisme: " la culture est un pari sur le fait que grâce à la pensée, on peut finir par comprendre à peu près le monde. Comme certains ont avantage à ce qu'on n'y comprenne rien, elle a tendance à les déranger beaucoup"

Le hasard heureux m'a ensuite portée devant une bande dessinée, dans la bibliothèque de mon frère, intitulée "Les ignorants" - nul doute que le titre m'a accrochée, ne serait-ce que comme un réponds à la lecture du livre de Giacomo Papi où se trouvait dénoncée la volonté populiste de manipuler l'ignorance. J'ai beaucoup aimé aussi ce bouquin inattendu mettant aux prises l'auteur et un vigneron, pour une analogie approfondie entre la production artistique et matérielle d'un livre et celle d'un vin. A consommer sans modération! 

lundi 12 juillet 2021

Le jour où je suis devenue vieille

Le jour où je suis devenue vieille

j'ai pris conscience que je remontais le vent

comme un bison habité d'une rage ancienne (c'est Wajdi Mouawad qui le dit dans sa pièce intitulée "Soeurs")
à la recherche des sources du mal enfermant les générations successives dans une souffrance indiscernable et non dite

Le jour où je suis devenue vieille

j'ai voulu dire enfin la colère qui m'était inaccessible, la colère supprimée, refoulée et interdite,
celle de ces femmes cassées, l'une après l'autre, abîmées brutalement ou à petit feu, fortuitement ou par construction perverse, par inconscience et par usure, à force de ne pas savoir et de ne pas dire,

Celle, annulée, et n'ayant même jamais affleuré à sa conscience, de l'arrière grand-mère qui, après neuf grossesses, au moment où son ventre devenait par ménopause stérile, se priva de nourriture pour mourir d'anorexie, bien qu'elle vécût dans l'un des beaux quartiers de Paris, ne manquant apparemment de rien, aimée d'un homme accompli et d'enfants pleins d'avenir

Celle de ma grand-mère, artiste ou scientifique empêchée, soeur de trois polytechniciens qui n'eut le droit que de faire une licence de droit avant d'épouser un ingénieur et d'élever huit enfants

Celle de ma mère d'une intelligence peu commune mais contrainte par l'ordre patriarcal et bourgeois et la bien-pensance chrétienne, victime d'un homme de religion manipulateur sans scrupules

Celle de l'aïeule paysanne sans terre illettrée d'une pauvreté radicale qui traversa la Grande guerre et nourrit à la force de ses poings cinq enfants orphelins de leur père

Celle de mon autre grand-mère, institutrice, qui prit sur elle, pour ne pas déranger, de cacher un mal mortel dont elle ne put être guérie

Celle de ma marraine à la vie paralysée par un accident absurde, funeste mais pas fatal, qui l'a laissée vivante et rayonnante d'une force quasi mystique, mais amoindrie et blessée

Celle de ma tante, artiste dans l'âme, dont l'amour et la confiance furent usurpés et trahis par un prêtre, marginalisée, tourmentée, incomprise, la vie broyée par les maladies, 

Ces femmes voulant exister  par leur condition de mères, dont la maternité est le seul salut, la justification existentielle, mues par la volonté de n'être que pour et par les autres, de porter leurs enfants et la famille, de soutenir leurs hommes, et qui n'ont vécu que pour servir, parfois ravagées dans leur psychologie, interdites d'accès à soi par la violence cachée de l'ordre politique, religieux et social et par l'habitus mental dominant, reproduisant les outils de leur propre souffrance et les transmettant à leurs filles et leurs fils après elles,

Aujourd'hui je vois en elles tant d'intelligence et de sensibilité gâchées, dilapidées, usées dans un effort obstiné et sublime pour être à la hauteur des attentes placées en elles, d'incarner le dévouement sincère, un altruisme qui soit une forme de vie sainte, mais tant d'énergie en réalité mise au service de la reproduction prioritaire du groupe et du confort quotidien des hommes et de leur réussite professionnelle et sociale, je vois l'aliénation
cruelle d'un schéma dans lequel les femmes ont fait de la maternité  une vocation et les hommes une domination

Le résumé parait simpliste, mais la synthèse dans sa condensation caricaturale pointe des faits têtus, matériels,

Les femmes, dans cette lignée, ont été souvent démolies ou sacrifiées - accidents, maladies physiques et mentales qui ne sont pas des hasards et se mêlent pour manifester l'impasse et l'impossibilité de vivre,
idéologie du sacrifice indispensable pour pouvoir psychologiquement endurer l'insupportable, et sous laquelle s'accumulent des générations d'injustices, parce que ces femmes aussi, par leur mal, ont fait mal 

Cette chaîne toxique se rompt à présent, une révolution lente est à l'oeuvre qui nous émancipe, femmes et hommes, du joug de ces rapports iniques, en construit des nouveaux, différents, équilibrés, si nous le voulons, si nous y travaillons, les yeux et le coeur ouverts, même si la vérité écorne les images et croyances sécurisantes, même si nous avons peur de nous perdre, 
notre liberté créatrice et notre capacité d'aimer en dépendent,

Oui, il faut que cela cesse enfin

et la douce brise souffle dans ce matin gris, et les chats ronronnent, et les adolescents à la fois somnolent et se posent plein de questions, et je vais me rendre au bureau et je ne me sens ni jeune ni vieille, juste heureuse des messages qui me viennent et de la perspective d'un jour nouveau qui se fera, chemin faisant

samedi 26 juin 2021

Chicago - New York (by road)

Le refus de mentir -  ces quelques mots entendus aujourd'hui dans un entretien d'Abdel Malik sur France culture (ceux qui me connaissent savent que j'écoute France culture) à propos d'Albert Camus - et lui, mes enfants vous le diront, j'en recommande la lecture-   me ramènent à ces heures avec mon fils, sur la route de Chicago à New York, il y a quelques jours. Mon fils a des qualités  (quelques défauts aussi comme tout le monde), et l'une d'entre elles, ô combien précieuse, est -sans mentir- de ne pas mentir. Ce fut un road trip improvisé, qui s'est imposé, faute d'avion. Après 48h de travail épuisant pour ranger, nettoyer, déménager les affaires de mon fils et ses copains, de leurs appartements étudiants de Hyde Park vers un box de garde meuble au fin fonds du Southside, la compagnie auprès de laquelle j'avais acheté deux billets, Southwest, n'a rien trouvé de mieux que d'annuler les vols vers New York, tandis que le meilleur prix de Delta airlines était de 1000 dollars par personne pour un vol le lendemain à l'aube...la conclusion pratique, dictée par le pragmatisme et le manque de temps, a été de louer une voiture et de se lancer sur la route pour rallier Big Apple aussi vite que possible. Nous avons donc eu droit au grand ciel soleil couchant sur Chicago, aux perspectives de fin du soir sur les autoroutes nous menant vers l'Indiana, aux belles lignes de ponts d'acier  découpées sur ciel empourpré, aux  gros camions américains à la silhouette si caractéristique, et au motel de rigueur, à l'entrée de South Bend, tout près de l'université Notre - Dame, établissement d'excellente réputation universitaire et encore plus connu pour la célébrité de ses équipes sportives (par ailleurs  l'université a été fondée par un prêtre français en 1842). Le lendemain,  j'ai essayé toutes les positions - mains sur le volant à 10h10, à 11h05, à 8h20, à 7h25 et même 6h30, j'ai usé de toutes mes ressources de yoga pour soulager mon dos - en serrant les abdos et les fessiers, en appuyant sur mon pied et ma jambe gauches (les voitures américaines sont automatiques), en relaxant mentalement mes épaules. Il fallait tenir près de 11h de route plus arrêt et j'ai fini par entrer dans une forme d'état second, ne sachant plus si c'était les kilomètres de bitume, la musique ou la fatigue qui me portaient. Les rappeurs américains se sont succédé (Youssef est un grand grand fan et connaisseur de rap) - 50 cent, Biggy, Tupac, Lil Uzi Vert, Nas...Le rap est un univers vaste et fascinant qui travaille et mêle parole, rythmes et mélodies, se soucie des héritages, emprunts et résonances d'une époque et d'un genre à l'autre, qui assume le métissage et la créolisation comme fondements évidents de la vitalité créatrice et de la réinvention artistique. Cependant, l'insistance des percussions et les basses marquées au point d'être obsédantes ont  eu facilement raison de ma résistance - en dépit de tous mes efforts et de ma volonté de mieux la connaître, cette musique ne me donne pas d'énergie, elle m'en prend. On a donc écouté d'autres genres, et le meilleur franchement, mieux que la techno (qui peut repomper une conductrice un peu ensommeillée), le rock (revigorant et réjouissant) ou le classique (qui rend serein et apaise la tension accumulée au fil des heures passées en compagnie des camions), c'est le reggae. Bob Marley et ses enfants, ce sont les rois de la route. On ne pense plus à rien - les crampes dans les jambes, les lombaires compressées, les poignets tendus, tout cela disparaît, et il n'y a plus que le mouvement de la voiture, les paysages qui défilent, l'impression de me dissoudre avec le chemin et de ne plus faire qu'un avec le volant et le siège, débarrassée de mes pensées, du souci d'hier ou de demain, rivée à l'instant présent, libérée de toutes les autres préoccupations en dehors de ce but unique et précis : arriver. 

samedi 12 juin 2021

Une chambre à soi

La conscience des inégalités entre les femmes et les hommes, et encore plus celle des injustices subies par les femmes m'est venue lentement. Mon apprentissage intellectuel dans cette matière est progressif, et je découvre, après coup, les monuments de la pensée féministe.  C'est ainsi que je viens seulement de lire "A room of one's own", de Virginia Woolf, petit livre d'une centaine de pages écrit à partir de conférences universitaires sur le thème "femmes et fiction" et publié en 1928. Virginia Woolf avait 46 ans.  Elle s'y interroge sur les raisons de la quasi absence des femmes autrices pendant des siècles:  Shakespeare aurait-il pu être une femme?  En imaginant ce qui serait advenu d'une hypothétique soeur du dramaturge anglais aussi douée que lui, Virginia Woolf explique pourquoi la réponse est évidemment négative. Elle identifie, en miroir, les conditions minimales pour que les femmes puissent se saisir de la plume et faire oeuvre écrite - que celle-ci soit littéraire ou scientifique. Virginia Woolf encourage d'ailleurs fortement l'investissement des femmes dans cette dernière, soulignant l'intérêt d'une production intellectuelle et d'une contribution des femmes à l'élaboration du savoir, quel que soit le domaine.

Quelles sont les conditions minimales pour qu'une femme puisse faire oeuvre? La réponse tient en une phrase: une chambre à soi et un revenu personnel de 500 livres sterling par an (l'équivalent de 34 000 euros aujourd'hui, soit 2800 euros par mois, qui correspond grosso modo au salaire moyen en France, supérieur au salaire médian qui lui est autour de 2000 euros). Ne place-t-elle pas la barre un peu haut?  on peut sans doute imaginer écrire avec un revenu plus modeste, mais dans le cadre d'un Etat providence qui n'existait pas à son époque. Son constat simple dans son matérialisme est d'une lucidité révolutionnaire. Elle va plus loin, en observant que la plupart des grands auteurs anglais se sont épanouis dans la sécurité d'une chaire universitaire leur procurant garantie de revenu et des conditions optimales pour se consacrer au travail intellectuel et poétique.  Dans le deuxième sexe, Simone de Beauvoir opposait maternité et création littéraire, voyant dans les servitudes attachées aux responsabilités maternelles et familiales un obstacle physique et temporel à l'investissement qu'exige l'élaboration d'une oeuvre. Les observations des deux écrivaines se rejoignent : la condition sine qua non est la liberté et la disponibilité pour s'y consacrer, impossibles sans un revenu indépendant et un espace-temps à soi, dégagé de l'aliénation à des tâches de service ou de soin absorbant tout le temps,  toute l'énergie et  tout le champ de la conscience, que ces tâches relèvent de la sphère privée ou professionnelle - ce n'est pas un hasard si les femmes ont été et restent largement confinées dans des tâches subalternes.  Construire ce for intérieur à partir duquel créer suppose une affirmation libre de soi (qu'il ne faut pas confondre avec le renforcement de l'ego) qui n'est pas une mince affaire. La chambre à soi, par une analogie d'image, m'a fait penser au château intérieur et donc à Thérèse d'Avila, une autre femme extraordinaire, de plusieurs siècles l'aînée des deux précédentes,  sans nul doute un monument de la littérature mondiale. En son siècle, elle a, elle aussi, choisi un chemin de liberté singulier, faisant oeuvre double ou triple - sociale par la fondation d'un nouvel ordre religieux - littéraire par son écriture poétique et spirituelle - par la voie creusée profond dans la psyché pour guider notre libération intime.  

C'est là que j'en viens à ce qui m'importe le plus: ces expériences de femmes dépassent leur condition particulière - être femme les fait vivre avec une acuité spéciale une réalité qui ne leur est pas propre mais qui est fondamentalement humaine, qui concerne les hommes aussi. Elle est moins visible aux humains masculins parce que leur aliénation a des conséquences moins manifestement négatives pour eux, mais elle n'en est pas moins réelle. L'émancipation et la libération sont des aspirations communes, transgenres, et je pense depuis longtemps que les hommes devraient s'inspirer des femmes pour mener leur propre travail individuel et collectif d'introspection, d'analyse réflexive multidisciplinaire (biologique, historique, politique, sociale, psychologique, philosophique, anthropologique,, ...)  et de libération des vieux schèmes qui leur sont assignés. Le patriarcat leur a profité mais les a enfermés aussi. J'ai la conviction intime que notre bien commun, notre salut d'espèce, dépend de cette capacité des deux sexes à faire ce travail en répond, qu'il est vital de ne pas renoncer à l'émancipation. C'est une notion que je préfère à celle de progrès et qui, pour moi, est un concept fondamental et structurant, l'horizon qui impulse et oriente tant ma réflexion que mon engagement.